Lorenzo Soccavo, auteur (blog et FB : Futurologie de la lecture) et membre de l’Institut Charles Cros, partenaire du Festival des Arts Foreztiers, nous adresse ce texte qui explore les liens entre la Forêt et la Lecture… en annonce du thème de Forêt nourricière, sujet du prochain Festival (du 16 au 20 juillet 2020)…
Un autre regard sur la forêt nourricière…
La forêt est un effet de réel du langage. Une illusion cognitive.
Car, hors l’entreprise humaine de tout nommer, qu’en serait-il réellement ?
Nous désignons en langue française cet ensemble que nous nommons “forêt” du nom de “forêt” dans l’ignorance de ses racines (une étymologie foisonnante) qui se coulent jusqu’à des temps immémoriaux, de ceux dont nous n’avons pas gardé la mémoire consciente.
Le rassemblement de ceux qui forment forêt en un lieu donné, nous les nommons “arbres”. Mais nous avons aussi désigné différemment ces arbres en fonction de leur espèce, puis nous avons nommé chaque partie de ces arbres, non seulement les racines, le tronc et les branches, les feuilles et les fruits, mais également les plus infimes divisions que nous pouvions opérer jusqu’aux parties intérieures, et nous avons produit un lexique considérable autour de l’exploitation humaine des arbres, et finalement nous avons été jusqu’à les capturer au cœur même de nos mythes. Énormément de mots. Mais quel rapport notre vocabulaire entretiendrait-il encore avec ce qui serait la réalité ?
Nous vivons dans une fiction…
Nommer ainsi le monde c’est en faire des ustensiles de théâtre et des décors de cinéma.
Dans l’un de ses joyeux et subtils romans, La Vouivre (1943), Marcel Aymé faisait dire à la charmante créature : « Pour moi qui ai connu le pays autrefois, je trouve la campagne bien fade avec votre bête de blé, vos champs de pommes de terre et tout ce vert plat à faire lever le cœur. Si tu avais vu, il y a seulement cinq mille ans, ce fouillis, cet emmêlement du bois mort et du bois vif, cette bataille des plantes pour se pousser à la lumière, quelle pagaïe ! Aujourd’hui, vos rasibus à blé et à pommes de terre, le village bien assis au milieu, et les prés à vaches et les vues filées à travers deux rideaux de peupliers, c’est fait comme un jardin. Et la forêt : des arbres plantés comme des asperges, les coupes, les futaies, les taillis, tout bien ordonné, divisé, et les allées droites, les carrefours, les sentiers. C’est le parc au bout du jardin. »
Dans la succession des décors, dans le téléfilm de nos vies quotidiennes, même en simples figurants ou figurantes, pouvons-nous quitter la scène que cette Mélusine nous décrit et passer de l’autre côté des représentations que les mots engendrent ? Est-ce encore possible ?
Un échange de souffles…
Comment les non-humains, comment le vivant qui se développe dans un autre système de communication que celui de notre langage perçoit-il ce que nous appelons “le monde” ?
La romancière Sylvie Germain approche semble-t-il cette sensation dans son roman A la table des hommes (2016) : « Le monde leur est à la fois opaque et évident, ils ne le réfléchissent pas, jamais ils ne s’étonnent devant lui, ils se tiennent simplement, totalement, en son sein. L’espace alentour, aussi beau soit-il par endroits, ne fait pas pour eux paysage, ils ne le contemplent pas, ils posent sur lui un regard lisse, luisant de candeur. Ils le hument, ils le respirent par tout leur être, les yeux mi-clos. Ils l’inspirent et l’expirent à une juste cadence ; tel est le dialogue qu’ils entretiennent avec lui – un continuel et pénétrant échange de souffles. ». Comment se fait-il alors que ce soit paradoxalement par la lecture de tels mots que nous pourrions déjouer l’illusion que les mots entretiennent ? Quelle est donc cette sorcellerie ?
Cela vient d’un rêve…
Cette sorcellerie est celle de la lecture et j’avance l’idée que la lecture serait sortie du bois bien avant que les hommes inventent les écritures et façonnent leur monde en une succession de paysages.
Cette image de la lecture sortant du bois m’obsède en fait depuis un rêve que j’aurais fait il y a plusieurs années. J’emploie le conditionnel car le temps passant je ne suis plus certain de pouvoir faire honnêtement la part du rêve de celle de l’élaboration affective et intellectuelle qui depuis lors est à l’œuvre que je le veuille ou pas.
Davantage qu’une image, ce qui persiste en fait en moi c’est d’abord un double sentiment : celui à la fois d’une attente et d’une inquiétude. Puis s’impose le souvenir, probablement un faux souvenir, une reconstruction, de ma présence un jour au bord d’une route de campagne, et séparé d’une forêt par un champ. Mais une forêt d’où la lecture allait sortir.
En vérité j’ai presque l’impression de revoir la scène en vision subjective comme si je l’avais un jour réellement vécue : je suis au bord d’une route de campagne et en face de moi il y a un champ, de terre labourée il me semble, qui s’étend jusqu’à la lisière d’un bois.
Avec une certaine appréhension, nous guettons la lecture qui va sortir du bois et venir à nous. J’écris nous car j’ai le net sentiment que nous étions plusieurs, et même assez nombreux je crois. Je ressens les autres autour de moi.
Nous sommes donc là, et tout à coup nous sentons une présence à la lisière. Cela remue un peu dans les buissons. Légèrement. Puis Cela sort calmement du bois et s’avance vers nous autres assemblés qui l’attendions. Cela nous rejoint dans le monde ordinaire. Car, oui, Cela nous a accompagnés lorsque nous sommes partis. Je veux dire précisément que Cela serait venu avec nous dans notre monde. Mais évidemment je me suis réveillé au moment où dans mon rêve mon regard allait se poser sur. Sur quoi ?
Cependant c’est ainsi que j’imagine l’arrivée de la lecture, car j’ai le pressentiment que c’est d’elle qu’il s’agissait dans mon rêve.
Sortir du bois…
Que se passe-t-il lorsque la lecture qui sort du bois croise la lectrice ou le lecteur qui entre dans la forêt, et que leurs regards, comme leurs chemins, se croisent eux aussi ?
Que nos ancêtres soient descendus des arbres et soient un jour sortis des forêts, ou bien que depuis la savane une horde primitive ait observé de loin la lisière des bois, ou bien encore qu’il y eut un temps où il n’y avait que forêts, il n’empêche que le livre, par sa racine étymologique liber (évoquant l’écorce des arbres), ses feuilles, les bibliothèques, qui étaient à l’origine les coffres de bois dans lesquels on le protégeait, et par bien d’autres aspects encore, le livre est lié au végétal.
Associée originellement au vivant, la lecture a son tempo significatif, ses rythmes singuliers induits par la musicalité intérieure de la langue, mais aussi par les effets de répétitions de certains éléments sonores et visuels qui la structurent et sont parfois très subtils ; il y a un pouls de la lecture dont l’écho porte les résonances des matériaux multiples qu’elle rencontre, des papiers aux organes phonatoires des lecteurs.
Revivre cette scène…
Comment percevrions-nous le monde par le prisme d’une pensée non-verbale ? Sans la médiation du langage ? Et, paradoxalement, ne pourrions-nous pas approcher de cet impossible par le truchement de la lecture ?
Je propose ce qui pourrait être une performance au sens propre, de remettre en actes, de revivre en situation cet épisode onirique d’humains guettant l’arrivée de la lecture. Peut-être éveillerions-nous une mémoire enfouie ; de certains gestes, d’une inquiétude latente pourrait resurgir un éclat de l’ineffable rencontre de nos ancêtres avec le récit du monde.
Si nous remplacions la double métaphore bien connue du monde comme livre et du livre comme monde, par celle de la lecture qui sort du bois et de la lectrice ou du lecteur qui entre dans la forêt que se passerait-il ? Si nous faisions le choix d’un mode d’abstraction qui nous extirperait peut-être en partie, un peu, des illusions du langage ?
Lorenzo Soccavo
Le tableau “Dans la forêt” est une allégorie du peintre Pascal Dagnan Bouveret (1892). La femme de dos, qui est elle ? La présence de la joie musicale ou des sonorités du texte ?