Eaux et forêts

Le titre des Eaux & Forêts recèle et exprime tout à la fois une histoire française, un paysage particulier (celui de Breuilpont dans l’Eure), une trace mémorielle de la technique hydraulique et pour aller encore plus loin, une rêverie spiritualisée, un imaginaire de l’eau qui, lourde ou vive, jouxte des lambeaux de forêts, aménagés depuis le Moyen Age.

Une conférence qui se prolonge par un article écrit peut se perdre dans les méandres de l’écriture ou s’assècher sous les informations. Je maintiens la forme vagabonde qui prend pour socle l’Histoire, la géographie de l’aménagement agricole et l’imaginaire des espaces. En 1942, le philosophe Bachelard écrivait un ouvrage qu’il sous-titrait Essai sur l’imagination de la matière, un explication bientôt engloutie sous la magnifience du titre : L’eau et les rêves …

L’eau qui constitue à plus de 70% notre corps est aussi un fluide qui coopère avec notre souffle et se glisse créativement partout où la vie existe.

Limagination n’est pas, comme le suggère l’étymologie, la faculté de former des images de la réalité ; « elle est la faculté de former des images qui dépassent la réalité, qui chantent la réalité. Elle traduit une surhumanité ». De même, philosopher sur l’eau qui mystérieusement donne la vie, réfléchir ensemble sur cette « végétation obscure de la matière à partir du pays des étangs normands, permet de comprendre de très étonnantes végétations reliques, partenaires de l’humanité au plus profond de notre héritage commun. Les rêveries d’une promeneuse sylvestre restent du domaine de l’enquête, de l’intuition et du dialogue avec des éclaireurs de la pensée végétale.

La grande histoire est, pour cette région normande, très liée au rôle des hommes et de leurs conflits. Ceux qui gouvernent et ceux qui aménagent les territoires y sont souvent en lutte entre les usages des communes et la législation nationale la plus ancienne. Notre paysage national témoigne en partie du dispositif juridique royal patiemment organisé depuis le XIIIe siècle, plus particulièrement depuis Louis XIV qui, avec son ministre Colbert, édicte en 1661 un Code des Eaux & forêts relatif aux propriétés forestières et aquatiques nationales.

Pour dévider au mieux les significations de ce paysage saturé d’eau, l’écheveau serré de la grande Histoire et de l’Histoire locale offre un premier éclairage. Le nom même de Breuilpont peut être compris par l’étymologie du “pont de la forêt”, qui rassemble à la fois l’eau et le végétal, dans une relation historique française étroite : si dans le département de l’Eure, 17 % des espaces sont boisés et 9 % sont aquatiques, l’inverse est vrai pour Breuilpont.

La matrice législative, royale, impériale puis républicaine

C’est au XIIIe siècle qu’apparaît l’appellation « Eaux et Forêts », dans une ordonnance de 1219, à la demande du roi Philippe II Auguste. Cette ordonnance porte sur une réglementation de l’exploitation et des ventes du bois. Le premier aménagement forestier connu date de 1230.
Pour la première fois une ébauche d’organisation forestière s’esquisse en août 1291 par l’ordonnance du roi Philippe IV Le Bel, mettant au jour les Maîtres des Forêts et définissant leur rôle : enquêteurs, inquisiteurs et réformateurs.

Les deux entités, communautés rurales et pouvoir royal, sont attentives à la relation entre l’eau et la végétation en regard des propriétés forestières. La forêt giboyeuse, les lacs et les étangs poissonneux demeurent un espace de tension entre les exploitants sédentaires et les nomades (vagabonds, pillards, pauvres gens chassés de leurs terres). La forêt nourricière est perçue dans sa gestion communale, refuge contre les brigands et les guerres. À l’inverse, les étangs en pisciculture, sont souvent propriétés de couvents ou de seigneureries, aristocraties de la terre : carpes, brochets, oiseaux, grenouilles etc… mais abritent aussi des ressources de la ripisylve, tels les saules et les oseraies, utiles aux paysans.

L’aménagement historique des étangs a été favorisé par un relief plat, mais bosselé et vallonné. Certains paysages se singularisent par le regroupement dense de centaines d’étangs, particulièrement dans la Franche-Comté dont la thèse du botaniste Otto Schaefer dresse le portrait: ces “mille étangs” que le paysans assèchent régulièrement développent une végétation spécifique, adaptative et originale. À l’inverse, les étangs de l’Eure sont des gravières ou ballastières et restent toute l’année en eau. Cependant, de par leur ancienneté (le cadastre en atteste avant les chemins de fer) , de nombreux usages historiques y sont attachés, susceptibles d’être réinventés et développés. Patrimoine naturel de la biodiversité, les étangs sont aussi de véritables réservoirs de savoirs-faire paysans, un patrimoine culturel à préserver, dont les leçons millénaires doivent être redécouvertes.

Après l’Antiquité où les eaux sauvages étaient sacrées, parcourues d’esprits des bois et des sources chantantes, les forêts sont largement grignotées au Moyen Âge par une population rurale qui s’y réfugie, s’y chauffe, s’y nourrit (dont les pacages des bêtes) et soigne ses maux avec les “herbes simples”. Les rois n’auront de cesse de préserver contre leur peuple, les bois de marine, les bois de chasse et les bois de construction. Les Maîtres des Eaux & forêts, au nombre de 128 à la veille de la Révolution restent haïs des paysans qui n’auront de cesse d’en détourner les pouvoirs. Parmi ces administrateurs royaux, Jean de la Fontaine, plus célèbre pour ses Fables que par sa gestion rigoureuse de ses prérogatives.

À l’âge de 31 ans, La Fontaine devient Maître particulier des Eaux et Forêts du canton de Château-Thierry, une charge qu’il achète au mari de sa demi-soeur. Dans Les annales de la société historique et archéologique de Château-Thierry, on trouve un passage nommé « Les fonctions forestières  de La Fontaine » (1904), où son auteur, Maurice Henriet décrit parfaitement la charge qui était celle de La Fontaine :
« Le maître particulier avait également, dans ses attributions, la visite générale, tous les six mois, des forêts, bois et buissons, et des rivières; de ces visites il dressait des procès-verbaux. Il constatait les vents de futaies et de taillis, l’état, l’âge et la qualité des bois, l’état des fossés, bornes, chemins, etc.. En dehors de ces visites générales, il était astreint à de fréquentes tournées, devait surveiller les gardes, les riverains, marchands de bois, bûcherons, ouvriers et voituriers. Il informait des querelles, excès, meurtres et assassinats commis à l’occasion des Eaux et Forêts »

De par ses prérogatives, le Maître est aussi le gardien du Marteau royal  fleurdelysé : reprenant une coutume antique, attesté par toutes les forêts du monde, le martelage forestier consiste au marquage des arbres à l’aide d’un tranchant spécifique qu entaille l’écorce pour en graver une insigne de propriété.

Jean de La Fontaine devient donc maître triennal des eaux et Forêts le 27 Janvier 1652 et il paya cette charge 1250 livres. Pour l’exercer, il était lui-même rémunéré à hauteur de 375 livres par an. Mais, en tant que Maître des Eaux et forêts, il avait un certain nombre de droits et avantages : il percevait un tiers du produit de la vente du bois, il avait l’autorisation de mener paître ses troupeaux où bon lui semblait, il avait le droit de ramassage et de revente du bois mort, il pouvait chasser et pêcher sur l’ensemble de sa maîtrise, il pouvait commander des coupes de bois pour ses besoins personnels. Il était donc responsable de tout le réseau hydrographique, devait veiller au bon entretien des douves, des rivières, ruisseaux, étangs et mares, il faisait supprimer les barrages non autorisés, et jugeait les contrevenants. Mais, et ceci est moins connu, il était aussi responsable de la pêche et des poissons de rivières. Le Maître des eaux et forêts devait surveiller la pêche et la commercialisation du poisson, notamment à la période de carème où la religion interdisait la viande. Si La Fontaine n’abusa pas de ces droits, il en usa néanmoins.

Le destin de Jean de la Fontaine s’enrichit encore en 1658, à la mort de son père, de la charge de capitaine des Chasses, qu’il n’exerça d’ailleurs jamais, mais dont ses Fables en sont, à rebours, tissées. Notre poète s’occupait donc de la chasse, des forêts, mais aussi, comme son titre l’indique, de tout le réseau hydrographique de sa maîtrise. Il devait s’occuper « de l’état des pescheries, étangs, rivières, péages, passages, isles et atterrissements, et les baux et adjudications d’iceux. »

La Révolution balaiera le droit de chasse des seigneurs et des chasses royales, tel en témoigne le récit du braconnier Cabri, figure d’ouverture du film de Jean Renoir, “La Marseillaise”, crée en 1936. Au fil des ans, la propriété des forêts s’émiettera au travers des parcellaires, traversés d’étangs, de lacs, de tourbières et de sources où il est désormais assez rare de rencontrer des sylphes et des lutins.

Forêt sauvage ou jardinée

Pour les rois guerriers, la forêt fournissait la chasse, la rencontre régulière avec une sauvagerie qu’il fallait combattre physiquement et symboliquement. Pour les paysans, la forêt est une ressource vitale en garenne en pacage d’animaux, en lieu de cuillette des simples. Les rois et les nobles usaient de blasons animaliers redoutables : lion, ours, loups, faucons ou aigles, choisis pour leur analogie en férocité. Les populations rurales en avaient une vision plus quotidienne et adaptative, traduite par des contes et des légendes où ls enfants (le Petit Poucet, la Biche au Bois, Blanche Neige, le Chaperon Rouge) traversaient par la ruse et la candeur les épreuves de la vie. Au travers de son roman la Mare au Diable, George Sand réinvente au XIXe siècle la fable moraliste où la forêt perd mais aussi protège les amoureux. Les légendes qui nourrissent l’imaginaire des campagnes font aussi état de la figure de la Vouivre, une fée des eaux qui, pour avoir aimé un mortel et s’être consacrée à l’embellissement des régions (Bretagne, Forez, Franche-Comté) devait, un samedi par mois, recouvrer sa robe d’écailles et baigner sa queue de poisson dans une baignoire profane. Mélusine anguipède, c’est-à-dire à queue de serpent, voire de poisson.

La forêt est aussi un lieu de recueillement spirituel et de cueillette par les plantes : naguère, les tribus celtes aménageaient dans les forêts qui séparaient les communautés des clairières sacrées, les nemeton qui étaient comme des antichambres de négociation entre les vivants et les morts, les humains et le monde non humain. Attentifs aux bienfaits des arbres de protection, leur astrologie était végétale et non animalisée comme les astrologies asiatiques et gréco-latines. Les éléments de la Nature domestiquée y étaient valorisés. Sur le territoire de Breuilpont, le menhir dit de “Pierre Frite” atteste de ces pratiques anciennes.  Le territoire qui lui correspond était celui des Aulerques Eburovices selon le récit de la Guerre des Gaules rapporté par César. Hier, en ce 3 juillet 2021 nous avons chanté, avec la chorale d’Esteban Pagella, des “Chants de la forêt” venus du monde entier. Cette joute musicale où se sont jointes une flûte et un synthé, s’est déployée dans une clairière ombrée, tapissée de lierre et ourlée pour la journée des photographies colorées d’Albert David et de moi-même.

La clairière qui rend la lumière au sous-bois est une figure d’apaisement et de cercle d’expression, familière aux cérémonies d’expression chamanique. C’est dans une clairière nocturne que les esclaves insurgés d’Haïti décidèrent du moment de la révolte décisive. Le serment du bois Caïman, situé dans une propriété coloniale est aujourd’hui enseigné dans les écoles. Plus éloigné, le souvenir de la prophétesse germanique Velléda perdure bizarrement dans la figure de la « Velleda » cette Fanfare des forestiers, devenue sonnerie de trompe de chasse.

Recréer la création divine

La Réforme protestante va prendre à partir du XVIe siècle, une toute autre tournure philosophique qui s’exprime désormais par la recherche et la description du jardin -refuge. L’animal y est délaissé, de même que les grands arbres qui portent sous leurs ramures majestueuses un idéal de puissance, trop proche de l’aristocratie guerrière catholique. La réflexion réformée se remémore la parole christique qui s’attache aux vertus du “Lys des champs” :

“Considérez comment croissent les lis des champs : ils ne travaillent ni ne filent ; cependant je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Si Dieu revêt ainsi l’herbe des champs, qui existe aujourd’hui et qui demain sera jetée au four, ne vous vêtira-t-il pas à plus forte raison, gens de peu de foi ? »

Pour les protestants, nous devenons, par le baptême, une même plante avec Jésus Christ : symphytoi écrit l’apôtre Paul (épitre aux Romains 6). L’épître aux Romains commentée par le théologien allemand  Martin Luther est le point de départ doctrinal de la Réforme protestante qui se répand en Europe centrale, mais aussi dans la vallée de l’Eure. Les théologiens suisse Jean Calvin et allemand Philippe Mélanchthon (1497-1560, de son vrai nom Schwartzert, « terre noire » en allemand) abondent en ce sens. Au XVIe siècle, selon les historiens Éric Wauters et Éric Saunier, « la Normandie est la province la plus touchée par la Réforme au nord du royaume  de France”.

Parmi les auteurs qui attestent de ce tournant majeur de pensée, Bernard Palissy (1510-1590, mort d’épuisement à la Bastille), le suisse Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), l’allemand Goethe (1749-1832) et le suisse Otto Schaefer, théologien et botaniste contemporain.

Deux ouvrages signalent Bernard Palissy à notre attention : Recette véritable (1563) et Discours admirables de la nature des eaux et fontaines tant naturelles qu’artificielles. (1580). Bernard Palissy, huguenot convaincu et, à ce titre mal aimé du politique, est une des plus grande figures créatives du XVIe siècle :arpenteur, géomêtre, potier, émailleur, écrivain.. Inspiré par la parabole des talents de la Bible, il n’a de cesse de révéler la création divine au travers de l’artiste multifacettes qu’il incarne.

« Recette véritable » suggère de reconstruire le jardin d’Eden, comme l’expression directe de la création par l’art. le jardin recrée à l’image de l’Eden est de ce fait le lieu du repos, de la lecture, de l’observation du monde d sans préjugé une recherche de vérité à hauteur d’Homme, dont il compare la vie à la croissance de l’orme. L’hommeau est à la fois un petit orme et un petit homme, un adolescent de la création. Les découvertes biologiques contemporaines attestent de la perspicacité de cette intuition : à l’inverse de l’animal dont il est le proche parent, l’être humain reste durant toute sa vie une sorte de « singe néoténique » en ce sens où il n’accède pas naturellement à la maturité. La sagesse, prônée par toutes les spiritualités reste une œuvre à forger, au travers des épreuves, tout le long de la vie humaine.

L’ouvrage de Palissy est un hymne à la Terre et la terre : les rochers en sont les os, la terre arable ou argile, la chair les poumons les feuilles, le jardin, fouillis horticole et bocager est, pour ce penseur de la Renaissance, l’image tangible de l’Ecriture (psaume 104) au bénéfice de la Communauté des croyants.

Dans les différents pays d’accueil, le Refuge huguenot a contribué concrètement à la diffusion des plantes utilitaires mais aussi à la culture des fleurs et à l’essor de la botanique. Sans pouvoir en être séparé toujours, l’apport du second Refuge (après 1685) et des huguenots au sens strict est à distinguer de celui du premier Refuge (XVIe siècle). En rassemblant les divers éléments d’une histoire culturelle réformée européenne du jardin et du monde végétal, on observe un besoin de permuter l’attention des chrétiens de l’animal au végétal, dans ses plus humbles expressions.

Pour aller vers l’héritage contemporain du protestantisme, il faut remarquer que la sylviculture fortement développée dans les régions allemandes imprégnées par le protestantisme, finit par influencer les pratiques françaises à partir des forêts des Vosges. L’école des Eaux & forêts (École nationale des eaux et forêts -ENEF) fut fondée à Nancy en 1824 sous l’appellation École royale forestière, puis en 1898, École des Eaux & forêts, devenue après quelques péripéties en 2007, AgroParis Tech, réconciliant pour la première fois au national, ingénieurs forestiers et ingénieurs agronomes.

L’eau comme matière à rêverie et à recherche de la vérité

L’eau est la matière fluide de l’imagination. Bachelard, dont le nom même traduit l’eau vive du ruisseau (Bach en allemand) l’écrit ainsi  dans L’eau et les rêves :

« C’est près de l’eau que j’ai le mieux compris que la rêverie est un univers en émanation, un souffle odorant qui sort des choses par l’intermédiaire d’un rêveur ».

L’observation de la Nature correspond à une véritable construction du savoir qui se dépouille des préjugés religieux et systémiques pour accepter une spiritualité organique : pour les gens du peuple, rien n’est donné et tout est à construire par la Nature. Ce constat devient le principe de lecture de la science moderne, dont Bachelard impose peu à peu le partage.

L’observation de la nature et les rêveries du fil de l’eau modifient également notre idée du temps qui passe dont l’ère du machinisme égalise les moments : « Le dormeur éveillé » que nous sommes, accepte cette suite d’instants créatifs et mémoriels qui ressourcent notre destinée prétendument linéaire et raisonnable. Les formes courbes et douces des eaux, vives ou stagnantes, la frontière entre la ripisylve, la végétation obscure des lacs et des étangs, la proximité des arbres construit notre conscience de la diversité : « Notre appartenance au monde des images est plus forte, plus constitutive de notre être que notre appartenance au monde des idées. »

La méditation de Bachelard rejoint celle du poète Claudel : « L’œil véritable de la terre, c’est l’eau. Dans nos yeux, c’est l’eau qui rêve. Nos yeux ne sont-ils pas « cette flaque inexplorée de lumière liquide que Dieu a mise au fond de nous-mêmes » . De ce fait, Bachelard revient sur le bon usage du « narcissisme », qui, reste, pour lui lié à la méditation. Une méditation qui au-delà ses eaux, peut conduire au suicide social mais aussi ouvrir au rêveur les portes du mystère de l’intime. Bachelard  écrit encore : « c’est en se tenant assez longtemps à la surface irisée que nous comprendrons le prix de la profondeur ».

Le botaniste Otto Schaefer vient de soutenir en 2020 sa nouvelle thèse sur la grâce et les milieux naturels, dont il me fait l’amitié de me communiquer quelques traits de lumière. Parmi ceux-ci, il s’émerveille de cette surface irisée qui, pour le théologien qu’il est, est une des formes de la grâce divine, une lumière qui perle à la surface des étangs, comme une rosée dont la splendeur annonce la naissance du jour.

Cette réflexion rejoint les traditions anthropologiques sur l’humain « être dénué » ou « être incomplet » contraint de développer au travers du libre-arbitre, son chemin d’accomplissement. Le concept de l’homme comme «être déficient», biologiquement inadapté, met en relief sa constitution physique particulière, ouverte au monde, par contraste avec la morphologie de l’animal, corrélée à son milieu naturel. L’homme, cet orphelin de la nature, survit en compensant ses déficiences biologiques initiales par l’action, laquelle lui permet d’élaborer une «nature artificielle». Si je puis apporter un bémol à ce constat partagé, je dirais que notre handicap consubstantiel, inhérent à la condition humaine est aussi un “handicap créateur”, car il nous force à considérer les arts et les lettres comme une échappée céleste de guérison… Le chamane n’est il pas, par son origine, un “guérisseur blesse” ?

Avec humour, Otto Schaefer déconstruit nos orgueilleuses certitudes de mammifères pesants : l’être humain se découvre biologiquement plus proche d’une simple plantule germée dans la vase d’étang, contrainte de sauter les étapes de la maturité pour continuer à survivre….

Pour Schaefer encore, l’étang de pisciculture extensive présente des affinités évidentes avec la grâce dont il décrit les procédés secrets : l’étang “est un système itératif (« itération/répétition de la vie ») offrant des produits alimentaires prisés issus de la vase méprisée (don) et dont la sobre production rationnelle est comme constellée de beautés gratuites (charme). La flore et la végétation des étangs expriment le potentiel de nouveauté (les surprises de la prospection de terrain) au sein des aspects récurrents d’un couvert végétal lié à des pratiques ancestrales de gestion régulière (fidélité). (…) Scientifiquement parlant, l’eau de la rosée améliore le bilan hydrique du substrat. Théologiquement parlant, elle manifeste le don et le charme de la grâce.”

Je le cite encore “Les herbiers de Bident donnent des leçons d’anthropologie. Leurs « graines » pourvues de deux petites dents s’accrochent aux vêtements. Le « roi de la création » pour lequel je suis tenté de me prendre se transforme alors en valet chargé du transport des petits d’une plante herbacée….”

Le végétal comme modèle de croissance collective : la société des plantes

Pour Schaefer, il est temps de redécouvrir les “vertus vertes” qui accompagnent notre croissance vers la lumière alors que les animaux mammifères, nous ont surtout appris, par leurs trottinements incessants, la fuite où l’attaque. La vitesse est animale. Mais au delà de ce constat qui constitue la croix de l’humanité, la proximité des arbres, des lacs et de la ripisylve nous aide à harmoniser notre destin, de même que la pandémie qui a stoppé nos élans, peut nous aider à recouvrer une dimension d’élévation personnelle que la société industrielle néglige.

Pour revenir au XVIIIe siècle, époque stimulante des Lumières européennes, j’aimerais citer les deux ouvrages de La Mettrie (1709-1751) inspirés de Descartes, L’homme machine et l’homme plante édités entre 1747 et 1748.

Pour le médecin Julien Offray de La Mettrie, dont Sade admirait la qualité du témoignage, il n’existe dans tout l’univers qu’une seule substance diversement modifiée. Tout est pétri de matière : « la Nature n’a employé qu’une seule et même pâte, dont elle a seulement varié les levain” “les poumons sont nos feuilles”. Son observation de la nature est aussi un art de jouir et d’être heureux :  « Tout est plaisir pour un cœur voluptueux ; tout est roses, œillets, violettes dans le champ de la Nature. Sensible à tout, chaque beauté l’extasie ; chaque être inanimé lui parle, le réveille ; chaque être animé le remue ; chaque partie de la Création le remplit de volupté. » Le bonheur est dans le pré, la forêt, le vivant qui bourgeonne.

Au travers des Rêveries du promeneur solitaire (1765) Rousseau surprend son lecteur par cette confidence : « Je vais devenir plante moi-même » et de confier ses émois à la collecte de son herbier.

De fait, l’émergence de l’être humain reste liée à la croissance du végétal : pour les philosophes et dramaturges allemands Goethe et Schiller, la plante, par la dynamique à la fois ordonnée et variée qui caractérise sa croissance, sa floraison, sa maturation, sa reproduction, par sa soumission à une loi générale et sa liberté dans l’expression particulière est le modèle de l’accomplissement humain.  Selon l’expression du philosophe franco-italien Emanuele Coccia, les plantes ont un « pouvoir cosmogonique », c’est à dire qu’elles sont à l’origine d’un monde : monde vert que nous habitons et dont nous sommes issus avec tous les autres animaux pluricellulaires. Notre souffle est le leur, chaque bouchée nous rappelle notre dette à leur égard, tout comme le bois de nos meubles et les habits que nous portons (chanvre, lin, ortie, soie, ramie, bambou, feuillages protecteurs, viscose, lyocell, etc…), et même de nos ordinateurs et des biocarburants. Biologiquement le cerveau humain offre un fonctionnement très proche de celui de la plante, en autonomie et autodéploiment. Enfin, cette année de confinement que nous venons de traverser nous rappelle les profondeurs des solidarités végétales : l’organisation de la plante en tige souterraine le rhizome (Deleuze utilise en philosophie cette métaphore), en lien avec d’autres plantes, communicant par les racines autant que par la tige aérienne, le tronc et la canopée. Les plantes sont nos cousines.

Si enfin, les eaux sont depuis les origines de l’humanité liées au sacré, au travers des métaphores de la vouivre, du dragon gardien des fontaines, la multiplicité des régénérations qu’elles induisent est immense. Les dialogues de l’arbre, la contemplation des rivières, l’observation en ballet des libellules et des volatiles, l’altenance de la pluie et du soleil taquin apaisent le corps et l’esprit. Le chamanisme, cette philosophie du soin par les formes et les couleurs a pris racine dans le végétal pour se concentrer ultérieurement ses forces, parfois trop exclusivement, sur l’animal. Pour contrer cette polarisation animalière et éveiller, par ce biais, les consciences, je fais travailler chaque année par les étudiants une étrange « carte à jouer » qui représente sur un format A5 leur animal et leur végétal de pouvoir (ou ce qu’ils imaginent être ). S’ils trouvent très vite leur animal (chat, éléphant, loup, lion, chouette etc…), la réflexion sur le végétal s’égare le plus souvent vers les fleurs (la rose) ou les grands arbres colorés (le cerisier). L’exercice demandé est de composer un être hybride qui fusionne l’animal et le végétal. Le résultat de leurs efforts reste toujours surprenant.

Conclusion : la forêt qui donne l’ombre, l’abri et l’eau aux vivants

Après les Celtes et depuis l’Antiquité gréco-romaine ceux qui ont su « voir l’arbre » et le chanter sont resté dans nos mémoires : Horace et Virgile, mais aussi Ronsard et La Fontaine. Par la suite, Rousseau, Goethe, Novalis, Chateaubriand, George Sand, Hugo et les peintres de Barbizon. L’historien Alain Corbin écrit cette phrase fluide : “S’étendre sous les ombrages, s’y délasser, y méditer, s’enfouir dans le végétal, s’y réfugier, y grimper… “

De cette promenade auprès des amis de Breuilpont, je garde quelques formules que j’emprunte à la littérature pour en parfaire la transmission :

D’abord notre romantique national, Victor Hugo, qui résume assez bien ma pensée de la sylve : « Faites comme les arbres : changez vos feuilles et gardez vos racines. Donc, changez vos idées, mais gardez vos principes ».

Puis La saga de Youza, joli récit de l’écrivain lituanien Youazas Blatouchis (1909-1991) clôt par sa magnificence cette éthique du goût qui m’accompagne :

« Quand revenait le printemps, Youza était heureux, en entrant dans la forêt de voir se gonfler les bourgeons dans les arbres et les buissons, les merisiers à grappes suffoquer sous le poids de ses fleurs, la filipendule balancer sa mantille jaune. Et chaque automne, il se réjouissait de ce que la forêt flamboie du rubis de l’obier, s’illumine du vieil or rouge des planes, de voir le sorbier incliner le cuivre de ses corymbes et de sentir monter du sol un parfum de marasmes et de lactaires. (…)

Lui, Youza n’avait pas oublié les leçons de son grand-père Yokoubas : « Quand tu vas dans la forêt, n’y va pas en promeneur, mais pense que tu vas dans ta famille. Pas seulement pour rapporter de bois ou des champignons, mais pour regarder comment poussent les arbrisseaux, comment le sol se tapisse de mousse ».

BIBLIOGRAPHIE succincte :

Gaston BACHELARD L’Eau et les Rêves, , ch. 2 : « Les eaux profondes, les eaux dormantes, les eaux mortes. (cf . « L’eau lourde » dans la rêverie d’Edgar Allan Poe ») (Bar sur Aube 1884-1962 « psychanalyse de la connaissance objective )

Alai CORBIN : La douceur de l’ombre L’arbre, source d’émotions, de l’Antiquité à nos jours

Emanuele COCCIA La Vie des plantes. Une métaphysique du mélange, Paris, Payot et Rivages, 2016 Bernard PALISSY Recette véritable, 1563 réédition Macula 1996

Otto SCHAEFER Et demain la Terre, 1990