Tous les articles par Céline Mounier

A propos Céline Mounier

sociologue

Premier extrait de « Philosophie de l’océan » de Roberto Casati

« La plus grande épopée maritime de tous les temps, nous le savons aujourd’hui, a été la colonisation de la Polynésie tout d’abord par des populations venant du sud-est asiatique, puis en vagues successives à partir des îles progressivement atteintes. Quand les Européens débarquèrent sur l’une ou l’autre île du Pacifique, imaginant fièrement en être les découvreurs, ils eurent l’énorme surprise de ma présence de civilisations organisées qui étaient clairement maîtresses de lieux depuis longtemps.

Dans tous les comptes rendus de la colonisation européenne ultérieure, qui dura trois siècles, on perçoit un vif sentiment de perplexité. Les Tasman, de Bougainville, Mendana, Cook connaissaient leur affaire, c’étaient des marins compétents.

Ils savaient ce que voulait dire aller en mer ; et c’est justement pour cela qu’ils ne comprenaient pas comment il avait été possible qu’avec des moyens qui leur paraissaient primitifs, sans cartes, sans instruments tel le sextant, sans théorie mathématique du ciel, et des embarcations légères, les peuples de Polynésie soient allés d’une île à l’autre sur de telles distances, ni comment ils avaient pu continuer à entretenir des commerces réguliers qui semblaient présupposer des compétences de navigation mystérieuses, presque surnaturelles.

La perplexité n’a fait que croître lorsque les détails de ces voyages ont été mis en lumière. Par exemple, on a vite réalisé que la colonisation s’est faite d’ouest en est, contre les vents et contre les courants dominants aux latitudes de la plupart des îles du Pacifique. On s’en est rendu compte en allant comparer les populations d’animaux domestiques, ceux qu’on appelle « commensaux » : chien, poulet, porc et rat.

Une autre donnée est l’évidente parenté ethnique, linguistique et de culture matérielle, entre les habitants de nombreuses îles du Pacifique.

Enfin, cela semble incroyables, quelques étapes de la colonisation de sont faites en utilisant des canoës construits avec des débris de bois flotté : morceaux trouvés sur la plage, maintenus ensemble par des coutures de fibre végétale.

Les alizés constituent l’obstacle théorique et pratique principal.

Pour expliquer la colonisation du Pacifique, ne pouvant accepter que des « primitifs » mal équipés soient capables de prouesses marines inatteignables pour les Occidentaux, ces derniers ont émis alors toutes sortes d’hypothèses au cours des quatre derniers siècles.

Te Rangi Hiroa, Nainoa Thompson, Tavake, Hipour, Mau Piailug, autant de noms qui mériteraient d’être davantage connus, derniers gardiens d’un savoir-faire qui s’est progressivement perdu ; tout comme on devrait aujourd’hui accorder davantage d’importance à l’extraordinaire histoire de de Tupaia, l’ « homme connaissance », qui s’embarque avec Cook à Tahiti, mû par la curiosité d’aller découvrir l’Europe, qui le surprend par sa capacité à prédire – sans consulter de carte – l’apparition d’une île durant la navigation et à garder ne mémoire la direction de toutes les îles alentour, et qui lui permettra  aussi de discuter avec les Maoris, une fois arrivé en Nouvelle-Zélande, à quatre mille kilomètres de Tahiti – un Aristote ou un Léonard polynésien. »

Thème « La connaissance par le corps »

Cours de danse

Circule, prend l’espace, ne fore pas, dit Patrick, je dessine l’espace, et il me plait de revenir sur un point le temps d’une fugue,

Danse grand, dit Fred, nous sentons l’énergie, suspension dans le contretemps, plié sur le temps,

Ne lâche pas le regard, dit Prince, nous sommes la murmuration qui dessine l’espace et gronde,

Ferme les yeux, dit Bénédicte, je travaille la sensation, la concentration,

Décide de chaque mouvement, dit Nam, le dessin s’expand dans la densité de la musique,

Maintiens, ne bloque pas, dit Aïga, je cherche l’équilibre, j’accepte mes vulnérabilités,

Cherche le contact, dit Patrick, la danse est relations, échanges de regards,

Entraîne-toi, trouve tes erreurs, analyse, et recommence, dit Bénédicte, je récite, je suis de plus en plus attentive,

Compte bien les temps, dit Anne, j’écoute la pulsation de la forêt, de la ville, de la musique,

Cherche en haut, cherche en bas, cherche autour, dit Patrick, le corps est instrument de connaissance,

Rassemble, souffle, propulse, inspire, dit Nam, la musique lie des profondeurs de la terre au ciel.

Thème « La connaissance par le corps »

Deuxième extrait de « Les mangeurs de nuit » de Marie Charrel

« Ellen leur apprenait à lire et tout ce qu’il y avait à savoir pour subsister sans dépendre de personne. Comment cultiver, pêcher, chasser : « Prends uniquement ce dont tu as besoin et ne jette rien, trouve une utilité à chaque chose. » Comment cueillir : « Toutes les baies sont comestibles, mais en manger trop donne la courante. ». Se soigner : « L’écorce de cèdre pour la fièvre, le champignon noir pour cicatriser ». Elle leur enseignait comment saler le saumon, pour le conserver durant l’hiver. Comment tanner les peaux. Rapiécer les vêtements. Elle leur apprenait à écouter. « Ferme les yeux. Concentre-toi sur ta respiration. Ralentis jusqu’à la caler sur le rythme de la forêt. »

Ecouter ? Tout au début, les deux garçons ne comprenaient pas de quoi elle parlait. Ils essayèrent encore et encore, sans succès, pendant des mois. Jusqu’au jour où ils n’eurent plus besoin de fermer les yeux pour sentir la forêt battre en eux comme un second cœur. Alors ils entendirent les griffes de l’ours raclant l’écorce d’un épicéa centenaire. L’eau des glaciers dévalant les pierres mouchetées de lichen. Le plongeon du louveteau découvrant la rivière. Le combat entre deux mulots pour une pomme de pin. Le craquement discret de la branche réceptionnant le bon de l’écureuil. Le crépitement du bourgeon prêt à jaillir. Ces sons les emplirent. Les deux enfants vibraient. Ils étaient ancrés à la terre et libres comme le vent.

Le soir, pour nourrir leurs rêves des images anciennes, Ellen leur narrait les contes tsimshian de son enfance. L’histoire de Petit Aigle et Aigle Seul, la légende d’Ailes coupées et Lame affutée ou encore, celle des loups et des chevreuils.

Dans la conception du monde tsimshian, les animaux possèdent un esprit semblable à celui des hommes. Ceux qu’ils nomment les hommes-saumons vivent dans des villages en aval des rivières. La saison venue, ils quittent leur enveloppe humaine pour se glisser dans le corps d’un saumon, remonte les eaux et nourrissent les Tsimshian de leur clair – mais à la condition que ceux-ci consomment la totalité des saumons, offrent leurs entrailles à la rivière et brûlent leurs arêtes. Car si le poisson n’est pas consommé entièrement, son esprit ne peut pas regagner son enveloppe humaine. Il ne pourra pas redevenir saumon l’année suivante. Le cycle est brisé.

… »

Thème « La connaissance par le corps »

« Danser, résister », par Nadia Vadory-Gauthier

« Ma danse n’existe pas en soi, elle est toujours produite par des relations. La relation (moléculaire, micropolitique, sensible, à un lieu, à quelqu’un ou à quelque chose) est première. C’est-à-dire que c’est à partir de la relation entre le danseur et le lieu, le danseur et les matériaux environnants, le danseur et d’autres personnes, passants ou amis ou qui que ce soit, que s’effectue la danse. Il n’y a pas d’un côté mon corps seul avec ses états de joie ou de tristesse, de fatigue ou d’énergie, et de l’autre le monde et les endroits que j’habite, dans lesquels je travaille ou que je traverse. C’est comme si, au fil du temps et des danses, l’un se tissait de l’autre pour composer un seul matériau, un mix corps-monde ou monde-corps, qui toujours se déroule.

Je danse chaque jour, dans les interstices de la vie courante. Je me glisse entre les choses, avec elles, je les accompagne sur un instant de leur trajectoire, je convoque de l’invisible, de l’informulé, du sensible. Je ne cherche pas la polémique ou la confrontation sur un mode binaire, j’investis un multiple, un entrelacs, une hétérogénéité.

Y aller quoi qu’il arrive. Quelles que soient l’humeur ou la forme, par toutes les météos du corps et du ciel, se contenter de peu, avoir certains jours la surprise de présents du présent, la joie indescriptible et simple d’un agencement inattendu… Y aller, rencontrer le monde immédiat, manifester, œuvrer tant bien que mal pour une poésie du quotidien, danser seule ou avec d’autres, connecter, être vivant dans la matière, être en mouvement… Danser l’instant, l’éternité d’une seconde… ; danser la vie qui passe et qui vibre dans les intervalles entre les images brillantes qui prétendent nous tenir lieu du monde. … un art (« a » minuscule) qui se mêle à la vie qui en devient indissociable… une exigence de connexion à la vie, pour « guérir la vie » en la reconnectant à ses forces fluidiques.

… Pour réaliser une minute de danse, il me faut « craquer » l’allumette du présent. »

Thème « Intensité du présent par la relation aux autres et au monde »

Dans notre nature urbaine

La ville à hauteur d’abeilles, le miel béton,

La ville à hauteur d’oiseaux, dans le vert éclatant du mois de mai,

Un levé de soleil, la Seine comme un long ruban doré déroulé jusqu’au Havre,

Le tram ce gros boa, le heurt à vélo, la chute, la peur,

Croiser le regard du conducteur, respect,

Fêter en soi chaque double-tram, un double-tram, c’est quand deux trams se croisent,

Imaginer les vies des passagers aperçus dans chaque tram,

Saluer la dame qui fait traverser les écoliers, chaque matin,

Chercher les verts et les mauves, les verts et les roses,

Retrouver chaque matin une tulipe, applaudir les premiers coquelicots,

Maudire celui qui roule à vive allure, cette gerbe d’eau qui s’infiltre dans les chaussures,

Aimer des parfums, en détester d’autres, en retrouver avec bonheur, celui du pétrichor,

Ecouter les pulsations de la ville et observer parfois des murmurations.

Thème « Intensité du présent par la relation aux autres et au monde »

Extrait de « Les abeilles grises » de Andreï Kourkov

« Les abeilles se comportaient de manière un peu trop sage. En tout cas, Sergueïtch ne percevait pas sous son corps la vibration habituelle. En revanche, il se sentait soudain en paix et en harmonie avec le monde qui faisait silence le temps du repos.

Il se rappelait le soin avec lequel Aysiku et Server, le fils de ses voisins, avaient installé les ruches. Ils avaient glissé des cailloux et des braches sous les deux ruches de l’extrémité pour que la surface offerte fut parfaitement horizontale. Le terrain était inégal, tout en creux et en bosses. Le jeune Tatar, qui s’était révélé un ami de Bekir, s’était montré dégourdi. Il avait demandé à s’allonger une minute. Puis avait lestement sauté à terre.

« Marrant ! avait-il dit. Je n’avais encore jamais essayé de coucher au-dessus d’un essaim d’abeilles ».

Et dès qu’il cessa de voir au-dessus de lui le noir océan céleste, où baignaient les étoiles et la lune, il sentit dans son dos et ses jambes la vibration des ruches. Il perçut sous lui le bourdonnement étouffé, comme si avoir les yeux clos lui rendait l’ouïe plus sensible.

L’air de la nuit criméenne portait en lui de chaudes senteurs d’herbes et de genièvre.

Il dormait. Il respirait à plein poumons, sa poitrine se soulevant vers le ciel étoilé à chaque inspiration, et s’abaissait lorsqu’il expirait. Dans la chaleur de la Crimée, bercé par la vibration de sa couche aux vertus thérapeutique, il rêvait. Dans son rêve, il dormait sur ses six ruches dans le jardin de la maison de Mala Starogradivka. »

Thème « Intensité du présent par la relation aux autres et au monde »

Premier extrait de « Les mangeurs de nuit », de Marie Charrel

« La poésie lui procure la même sérénité qu’une marche en forêt. Le sentiment d’être le maillon minuscule d’une chaîne plus grande et plus importante que lui, une cathédrale magnifique face à laquelle il n’est que poussière. Le désir de ne pas peser, de faire corps avec l’autour. Devenir le vent à travers soi.

Hannah gémit de nouveau. Il pose la main sur son épaule, ferme les yeux. Récite intérieurement le vers qu’il vient de lire. La respiration de la blessée se calme. Elle remue encore un peu, puis sombre dans un sommeil apaisé. « Je suis le marcheur de ruisseau et l’amoureux des poèmes oubliés. » Voilà ce qu’il lui dira lorsqu’elle ouvrira enfin les yeux. »

Thème « Intensité du présent par la relation aux autres et au monde »

Extrait de « Le partage des eaux » de Alejo Carpentier

« … au milieu des hamacs qui en ont à peine l’aspect – ce sont plutôt des berceaux de lianes -, où ils se ramassent, forniquent et procréent, il y a un objet en terre durci au soleil : une sorte de jarre sans anses, avec deux trous creusés côte à côte sur le bord extérieur, et un nombril dessiné sur la partie convexe par la pression d’un doigt appuyé sur la matière quand elle était encore molle. C’est Dieu ; plus que Dieu, c’est la mère de Dieu. C’est la mère, base de toute religion. Le principe femelle et génésique, que l’on trouve dans le prologue secret de toute théogonie. Ma mère, au ventre rebondi, qui est à la fois mamelle, vase et sexe, première image modelée par les hommes, quand de leurs mains naquit la possibilité de l’Objet. »

Thème « Matrice de vie »

Extraits du roman « Les furtifs » d’Alain Damasio

Blancs

« Il y a quelque chose sur mon dos. Entre mes omoplates. L’adrénaline gicle dans mon sang. Je plie le bras derrière ma nuque et j’arrive à effleurer du bout des doigts. Mon dieu. C’est chaud, fourré et doux comme un pelage de chat. Ça frétille tel un colibri. C’est calme et incroyablement véloce à la fois, hypernerveux et zen, je n’arrive pas à trouver l’image en moi, cette sensation que ça donne et la forme que je sens que ça a. Il est là. C’est tout. »

Revenir

« Ce que j’ai adoré a été cette sensation constante de fluidité et d’effort, tout au long du parkour et le plaisir que j’y ai pris, en dépit du sévère danger. J’ai savouré la partie au sol, les sauts de précision de murets en murets, les interlignes, les courses, la façon dont Toni nous a fait couper à travers les grillages, par-dessus les portails, monter aux poteaux, redescendre, filer par-dessus les voitures. Il allait tellement vite que nous perdions sans cesse sa trace alors il ralentissait et nous éclairait la voie. Toute la partie finale du parkour, au moment où nous sommes remontés sur le toit de l’église par les gouttières, les bas-reliefs et les gargouilles je n’aurais pas cru que j’en sois capable, même encordée. Et je n’évoque pas la série de sauts « de détente » sur le dédale de toit de zinc où j’ai regardé Lorca bondir sans réfléchir et où je n’ai fait que l’imiter, les imiter tous, comme Saskia, ni plus ni moins. »

Cacourir

« Heureuse, si heureuse de pouvoir bondir hors du canyon, notre Tishka ! Tout le long de la course effrénée sur le chemin je lui ai tenu la main, mon bonnet rabattu sur l’œil droit, en visant les trous de brume devant moi. Parfois elle ne pesait plus rien et sa main dansait, elle voletait par-dessus les pierres j’imagine, elle était si légère dans ma paume, si vive, que je me la figurais en écureuil polatouche caracolant dans la garrigue fraiche par une nuit de contrebande. Sûrement avait-elle souffert dans le ravin confiné – et là tout son être respirait à nouveau à même l’étendue ouverte, comme moi, comme nous – petite harde de cabris bondissants relâchés sur la lande et qui craignent la seringue du fusil tout se sachant trop vifs pour être visés, trop furtifs pour être aperçus – et tandis que je fuyais, j’avais ce sentiment sublime de décoller du sol avec Tichka à la moindre bosse – d’être quelques infimes secondes suspendue en l’air avant de toucher terre et de ricocher à nouveau sur la brume – pic-pac – loup glacé ! »

Thème « Matrice de vie »

Juillet 2020, fiertés

Le festival des Arts foreZtiers a eu lieu en juillet 2020, au sortir du premier confinement, dans l’été inquiet et heureux à la fois. Le thème était « la forêt nourricière ».

Le festival s’est tenu dans le bonheur de retrouvailles attendues, dans un désir intense de chanter et de danser. Une danse tribale, une danse qui se tente. Il s’est tenu resserré sur la Ferme Saint-Eloi, la buvette avec ses mets délicieux et fins s’étant montée tout contre la maison, le jardin devenant amphithéâtre et scène de spectacle. De timide et fraiche, la météo s’est faite pleinement solaire et chaude. C’était l’été dans toute sa splendeur.

Caméra au poing, Gabriel, jeune homme de quinze ans, allait à la rencontre des artistes. J’interviewais les artistes, il filmait. Quelques temps plus tard, il s’est attelé au montage et il a produit cette vidéo. Il n’a pas pu filmer tous les artistes mais sa vidéo nous donne un bon aperçu de la diversité de cette édition 2020 des Arts foreZtiers dont nous pouvons être fiers.

Fierté de faire vivre un festival quand tant d’autres n’ont pas eu lieu. Fierté d’avoir créé des scènes ouvertes de culture. Fierté d’avoir réuni des artistes de différents horizons même si certains n’ont pas pu traverser des frontières. Fierté de défendre la « forêt nourricière », « forest as common » ai-je envie de dire.