Archives de catégorie : Photos & Vidéos

Second extrait de « Philosophie de l’océan » de Roberto Casati

« « Travailleurs de toute la nature, unissez-vous ! »

Si le plancton est émotionnellement distant, étranger par sa figure et cousin trop éloigné, il est en revanche conceptuellement très proche de nous par un autre aspect, que la littérature scientifique a récemment mis en lumière. Le plancton travaille-t-il pour nous en séquestrant le carbone et en générant de l’oxygène, produit-il du pétrole et des récifs ? Rend-il un service planétaire ?

Les travailleurs ont des droits, protégés par le droit du travail. Si nous n’arrivons pas à donner une personnalité juridique à l’océan, nous pourrons au moins fonder le syndicat du plancton.

L’idée d’un syndicat du plancton pourrait jouer sur la solidarité entre les travailleurs, sur notre connaissance de ce qu’est le travail dans la dignité, pour proposer non seulement des mesures attendues comme le repos saisonnier, ou les congés reproductifs, mais aussi des mesures nouvelles comme la portabilité d’un bagage de droits à travers des aires géographiques qui, aujourd’hui, sont normés par les nations qui les possèdent. Le plancton est le migrant par excellence, apatride, difficile à ranger dans une case. Si, de nos jours, le travail exige toujours plus de mobilité sans protéger de manière adéquate et semble vouloir faire de nous tous les migrants dépourvus de droits, l’imagination juridique peut créer les instruments qui défendent tous les travailleurs, sur la terre comme sous la surface de l’océan ; et si ce qui vaut pour nous peut aussi bien, dès aujourd’hui, s’appliquer au plancton, alors ce que nous mettons en œuvre pour le plancton pourra un jour nous protéger nous.

… »

Thème « Guérir le monde abîmé »

Extrait de « La disparition des rêves » de Mariane Rötig

« Tandis que nos ronds de fumée se mêlaient, je me demandais pourquoi Marie m’avait convoquée dans ce lieu où on ne venait jamais par hasard. A la cabane, on avait coutume de l’appeler la clairière de conciliabules. Visiblement amusée de ma curiosité, Marie me laissa terminer ma cigarette et boire un peu de café avant de mettre fin au suspense.

-Ces rêves enfuis, les tiens, les autres… Je suis restée éveillée une bonne partie de la nuit. Mais j’ai dormi au matin, et j’ai rêvé.

Son profil se mêlait au dessin des feuilles.

-J’étais à Marseille sur un immense navire, j’avais vingt ans et revenais de Grèce. Il y avait un vieux capitaine dont la cabine regorgeait de livre, à qui je me plaignais d’avoir perdu les miens, et mes affaires, et mes cahiers. J’aurais voulu quitter le bateau, fuir sur un petit voilier agile, mais le capitaine me regardait et tout s’arrêtait. Il parlait doucement, avec une langueur qui m’endormait. Il voulait que je me résigne, que j’accepte que ma malle soit perdue. Il disait qu’il me prêterait ses livres, avant que ceux-ci ne coulent à leur tour dans la mer, que tout cela n’avait aucune importance.

Elle me fixa, dure soudain.

-Camille, il ne faut pas écouter les capitaines. Il faut échapper à ceux qui veulent nous retenir sous de faux prétextes. A tous ceux qui disent que les malles n’ont pas d’importance et que peu importent les souvenirs. 

Elle demanda une autre cigarette et attendit que je la lui allume. Puis elle ouvrit son sac et en sortit un grand cahier à la couverture bleu et noir.

-Ouvre-le, je veux que tu regardes.

Des feuilles volantes dépassaient des pages. Il était épais et lourd. Je l’ouvris au hasard. Des dessins au crayon, à l’encre ou à l’aquarelle surgirent sous mes yeux. Entre eux, il y avait des mots, où je reconnus l’écriture de Marie.

-C’est mon cahier de rêves, celui que je tiens depuis plusieurs années, je te le confie. Si les tiens continuent de s’absenter, tu pourras puiser dedans. Lis-en un de temps à autre, invente la suite, faufile-toi. Camille, sois comme un chat. Tu te promènes sur un étroit chemin mais il n’y a aucune raison pour que tu tombes, je t’ai appris à être souple.

Elle tira une bouffée qui se décupla dans l’humidité ambiante.

-Je te le donne pour une autre raison : mon rêve montrait une bibliothèque. Elle était immense. Si les rêves s’absentent, il est temps de constituer des archives. Il faut que tu te fasses confiance : le rêve disait que tu trouverais cette bibliothèque. Je veux que tu y déposes mon cahier.

Ses yeux se perdaient dans les arbres. Puis ils redescendaient vers les miens, plus graves.

Camille, Camille

Elle commençait ainsi les conversations qui, contrairement aux autres, avaient un point vers lequel tendre.

… -… L’accélération a été trop forte. »

Thème « Guérir le monde abîmé »

Second extrait de « Etre la rivière » de Sacha Bourgeois-Gironde

« Les Maoris se considèrent comme reliés à l’ensemble de leur environnement par des liens de parenté qui dérivent de leur ascendance généalogique avec Rangi et Papa, le couple primordial. Et parce que le monde fut donné à ces derniers non par leurs parents, mais par leurs enfants, chaque génération continue à envisager ses responsabilités vis-à-vis de la rivière comme une dette qui s’étend aux sept générations suivantes. »

Thème « Guérir le monde abîmé »

Extrait de « Les gardiens de la forêt » d’Emilie Barrucand

« Les Indiens Yamomani sont l’un des peuples les plus touchés. Plus de 20 000 chercheurs d’or se trouvent actuellement sur leurs terres illégalement. Ils y dévastent la forêt et les fleuves. Le mercure qu’ils utilisent, néfaste pour la santé, contamine les rivières et prive les communautés de l’accès à l’eau potable. Mais les chercheurs d’or ne se contentent pas de dévaster la nature. Ils tuent aussi les Yanomanis, violent et assassinent les enfants, et ont été une source de transmission du coronavirus. Autre donnée inquiétante, en 2020, 182 représentants autochtones ont été assassinés. Un nombre 61% plus élevé qu’en 2019.

Pour espérer un vrai changement pour la protection de l’Amazonie et des peuples autochtones, l’Europe doit aussi se remettre en question. Elle est, après la Chine, le deuxième plus gros importateur de soja brésilien, première cause de déforestation du Brésil. Et la France fait partie des plus gros importateurs européens !

Il en va de la responsabilité des entreprises et structures financières de s’imposer à elles-mêmes des règles, de négocier avec les entreprises locales en introduisant dans les contrats une clause de sanction financière et judiciaire en cas de non-respect des normes sociales et environnementales, des populations locales et des écosystèmes afin d’assurer enfin une meilleure surveillance sur le terrain en envoyant des équipes dédiées et expérimentées.

C’est aussi à chacun de nous de vérifier si les marques que nous achetons et si les banques dans lesquelles nous plaçons notre argent sont complices ou non de cette destruction.

Il est aussi décisif de venir en aide aux peuples autochtones en finançant des projets dont ils ont besoin, pour protéger leurs terres, leurs droits ou encore leur patrimoine culturel. »

Thème « Des mondes qu’il faut réparer »

Extrait de « Cher premier amour » de Zoé Valdès

« Ici, on colle des noms très étranges aux vaches. Pas seulement aux animaux, d’ailleurs, aux personnes aussi. Si toutefois on nous considère comme des personnes. Le sommes-nous ? Pourquoi a-t-on incendié nos chaumières ? On nous traite comme du détail. Je sais que nous ne sommes pas normaux, mais nous avons le droit de vivre, n’est-ce pas ? Non, Danaé, je ne veux pas vivre ainsi. Je n’aimerais pas quitter le lieu où je suis née. Pas si l’on m’y force. Non, pas de force. Si je le fais, ça devrait être par une décision personnelle. Avant que cette région ne soit peuplée, nous formions une famille heureuse. Mes amis étaient la ceiba, le lamentin, le palmier royal, l’agouti congolais, les oiseaux, l’hirondelle, la fermina, le colibri, les papillons, les chichereku, la brousse dans sa totalité. La forêt, en résumé. Aïe, elle se réveille, cette douleur si forte dans la poitrine, qui me donne des crampes, qui m’aveugle que je ne comprends pas… »

Thème « Des mondes qu’il faut réparer »

Troisième extrait de « Les mangeurs de nuit » de Marie Charrel

« -Natsukashii, murmure-t-elle.

-Pardon ?

Ellen quitte son poste d’observation au fond de la pièce pour la rejoindre. Elle s’attable en face d’Hannah. Dehors, la température souffle comme si le dernier jour du monde était venu. Des lames affutées déchirent le ciel où les dieux plurent des larmes de sel.

-Natsukashii, c’est un mot japonais. Il décrit le sentiment que réveille un souvenir soudain. Pas exactement de la nostalgie, une bouffée de bonheur plutôt. Un sourire fugace et joyeux. A cet instant même, le souvenir de mon père.

-Dans ma langue aussi, il existe des mots pour exprimer des nuances dont les autres peuples n’ont pas idée.

-Lesquels ?

Hannah rapproche sa chaise de la table pour l’écouter.

-Pour nous, il est impossible de résumer les différents états de l’eau en un seul mot. Nous avons Aks, le terme général, mais nous avons aussi Ksi’aamks, l’eau claire, Gwanks, l’eau claire du printemps, Gyep, l’eau profonde, Baxbeega’aks, celle des trombes marines. Même chose avec les saumons : Üüx, les coho. Misoo, les sockeyre. Sti’moon, les roses.

Hannah pense à l’enfant saumon offrant son corps au petit prince dévoré puis revenu à la vie.

C’est peut-être pour cela que les peuples se détestent, remarque-t-elle. Parce qu’ils n’ont pas les mêmes mots. Mon père disait que cela empêche les hommes de voir les choses de la même façon. Il disait aussi que les mots ont le pouvoir d’inventer le monde. Que grâce à eux, on peut reprendre ce que la vie nous arrache.

Un masque de douceur tombe sur le visage d’Ellen. Robert, son défunt époux, aurait pu tenir de tels propos. Lui aussi croyait à la puissance de la parole et des histoires. Il était convaincu que pour peu qu’ils déploient leur volonté dans cette direction, les hommes ont le pouvoir d’échapper aux lois dictées par le sang. De se libérer des choix que d’autres ont fait pour eux et des liens passés pour en tisser d’autres, plus forts encore. »

Thème « Les racines s’entremêlent »

Extrait de « L’arbre monde » de Richard Powers

« On est en 1950, et comme le jeune Cyparisse, qu’elle découvrira bientôt, la petite Patty Westerford tombe amoureuse de son cerf favori. Le sien est fait de brindilles, mais il n’en est pas moins vivant. Sans oublier : des écureuils faits avec deux coquilles de noix collées, des ours en bubble-gum, des dragons nés de cosses de caféiers du Kentucky, des fées arborant une capsule de gland, et un ange dont le corps en pomme de pin n’a besoin pour ses ailes que de deux feuilles de houx.

Elle bâtit pour ces créatures des maisons élaborées, avec des allées gravillonnées et des meubles en champignon. Elle les couche et les borde sous des couettes de pétales de magnolia. Elle veille sur elles…

Quand la tête de sa minuscule poupée de bois se détache, elle la plante dans le jardin, certaine qu’un autre corps lui repoussera.

Seul son père comprend son monde forestier… Bill Westerford emmène sa fille voir le monde.

Qu’est-ce qui est le plus nombreux : les étoiles de la Voie lactée ou les chloroplastes d’une seule feuille de maïs ? Quels arbres fleurissent avant d’avoir des feuilles, et inversement ? Pourquoi les feuilles au sommet des arbres sont-elles souvent plus petites que celles du bas ?

C’est ainsi que l’animisme des glands se transforme peu à peu en sa descendance, la botanique. Elle devient la meilleure et l’unique élève de son père pour la simple raison qu’elle seule, parmi toute la famille, voit ce qu’il sait : les plantes ont une volonté propre, de l’astuce et un but, tout comme les gens. Il lui parle, lors de leurs virées, de tous les miracles tortueux que la verdure peut concevoir. Les gens n’ont pas le monopole de l’étrangeté.

Il ramasse au sol une sorte de gros cornichon jaune qu’il lui tend. Elle l’a rarement vu aussi excité. Il saisit son couteau suisse et fend le fruit en deux, pour en exposer le beurre de la pulpe et les graines noires luisantes. A voir cette chair, elle a envie de crier de plaisir. Mais elle a la bouche pleine de pudding au caramel.

« Une papaye ! Le seul fruit tropical jamais échappé des tropiques. Le plus gros, le meilleur, le plus bizarre, le plus sauvage des fruits indigènes jamais produits sur ce continent. Et il s’est acclimaté ici, en plein Ohio. Et personne ne le sait ! »

Mais eux le savent.

Il lui explique que le mot book est issu du mot beech, en anglais comme en tant d’autres langages. Le livre est une arborescence née des racines du hêtre dans la langue originelle. Car c’est l’écorce de hêtre qui a accueilli les premières lettres du sanskrit.

Ce qu’elle préfère, ce sont les histoires où les gens se changent en arbres. Daphné, transformée en laurier juste avant qu’Apollon ne puisse l’attraper et lui faire du mal. Les meurtrières d’Orphée, retenues par la terre, qui voient leurs orteils se muer en racines, leurs jambes en troncs de bois. Elle lit le conte du jeune Cyparisse, qu’Apollon convertit en cyprès pour qu’il puisse pleurer à jamais son cerf abattu. Ses joues deviennent rouge betterave, rouge cerise, rouge pomme au récit de Myrrha, changée en myrte pour s’être glissée dans le lit de son père. Et elle pleure sur le couple fidèle, Philémon et Baucis, unis jusqu’à la fin des temps en tilleul et en chêne, récompensés d’avoir accueilli des inconnus qui se révélèrent être des dieux.

Elle relit son cher John Muir.

Nous traversons la Voie lactée tous ensemble, arbres et hommes. […] A chaque promenade avec la nature, on conçoit bien plus que ce qu’on cherche. L’accès le plus direct à l’univers, c’est une forêt sauvage.« 

Thème « Les racines s’entremêlent »

Premier extrait de « Etre la rivière » de Sacha Bourgeois-Gironde

« Très tôt dans leur histoire, les Polynésiens ont inventé des cartes à la fois cosmogoniques, mythologiques et géographiques qui situent toute chose visible dans un espace et un ordre hiérarchisé, à travers des liens d’apparentement, ce qui en facilite l’ancrage en mémoire. Ces cartes sont d’abord des cartes de navigation mentales, non écrites. En mer, pour s’orienter, il faut saisir l’interaction d’éléments de diverses natures : aériens (vents, zones à grains), terrestres (bancs de sable, écueils), et proprement marins (courants). Les maoris ont dû continuer à considérer la terre sur laquelle ils abordaient comme des navigateurs. »

Thème « La connaissance par le corps »

Premier extrait de « Philosophie de l’océan » de Roberto Casati

« La plus grande épopée maritime de tous les temps, nous le savons aujourd’hui, a été la colonisation de la Polynésie tout d’abord par des populations venant du sud-est asiatique, puis en vagues successives à partir des îles progressivement atteintes. Quand les Européens débarquèrent sur l’une ou l’autre île du Pacifique, imaginant fièrement en être les découvreurs, ils eurent l’énorme surprise de ma présence de civilisations organisées qui étaient clairement maîtresses de lieux depuis longtemps.

Dans tous les comptes rendus de la colonisation européenne ultérieure, qui dura trois siècles, on perçoit un vif sentiment de perplexité. Les Tasman, de Bougainville, Mendana, Cook connaissaient leur affaire, c’étaient des marins compétents.

Ils savaient ce que voulait dire aller en mer ; et c’est justement pour cela qu’ils ne comprenaient pas comment il avait été possible qu’avec des moyens qui leur paraissaient primitifs, sans cartes, sans instruments tel le sextant, sans théorie mathématique du ciel, et des embarcations légères, les peuples de Polynésie soient allés d’une île à l’autre sur de telles distances, ni comment ils avaient pu continuer à entretenir des commerces réguliers qui semblaient présupposer des compétences de navigation mystérieuses, presque surnaturelles.

La perplexité n’a fait que croître lorsque les détails de ces voyages ont été mis en lumière. Par exemple, on a vite réalisé que la colonisation s’est faite d’ouest en est, contre les vents et contre les courants dominants aux latitudes de la plupart des îles du Pacifique. On s’en est rendu compte en allant comparer les populations d’animaux domestiques, ceux qu’on appelle « commensaux » : chien, poulet, porc et rat.

Une autre donnée est l’évidente parenté ethnique, linguistique et de culture matérielle, entre les habitants de nombreuses îles du Pacifique.

Enfin, cela semble incroyables, quelques étapes de la colonisation de sont faites en utilisant des canoës construits avec des débris de bois flotté : morceaux trouvés sur la plage, maintenus ensemble par des coutures de fibre végétale.

Les alizés constituent l’obstacle théorique et pratique principal.

Pour expliquer la colonisation du Pacifique, ne pouvant accepter que des « primitifs » mal équipés soient capables de prouesses marines inatteignables pour les Occidentaux, ces derniers ont émis alors toutes sortes d’hypothèses au cours des quatre derniers siècles.

Te Rangi Hiroa, Nainoa Thompson, Tavake, Hipour, Mau Piailug, autant de noms qui mériteraient d’être davantage connus, derniers gardiens d’un savoir-faire qui s’est progressivement perdu ; tout comme on devrait aujourd’hui accorder davantage d’importance à l’extraordinaire histoire de de Tupaia, l’ « homme connaissance », qui s’embarque avec Cook à Tahiti, mû par la curiosité d’aller découvrir l’Europe, qui le surprend par sa capacité à prédire – sans consulter de carte – l’apparition d’une île durant la navigation et à garder ne mémoire la direction de toutes les îles alentour, et qui lui permettra  aussi de discuter avec les Maoris, une fois arrivé en Nouvelle-Zélande, à quatre mille kilomètres de Tahiti – un Aristote ou un Léonard polynésien. »

Thème « La connaissance par le corps »