« La plus grande épopée maritime de tous les temps, nous le savons aujourd’hui, a été la colonisation de la Polynésie tout d’abord par des populations venant du sud-est asiatique, puis en vagues successives à partir des îles progressivement atteintes. Quand les Européens débarquèrent sur l’une ou l’autre île du Pacifique, imaginant fièrement en être les découvreurs, ils eurent l’énorme surprise de ma présence de civilisations organisées qui étaient clairement maîtresses de lieux depuis longtemps.
Dans tous les comptes rendus de la colonisation européenne ultérieure, qui dura trois siècles, on perçoit un vif sentiment de perplexité. Les Tasman, de Bougainville, Mendana, Cook connaissaient leur affaire, c’étaient des marins compétents.
Ils savaient ce que voulait dire aller en mer ; et c’est justement pour cela qu’ils ne comprenaient pas comment il avait été possible qu’avec des moyens qui leur paraissaient primitifs, sans cartes, sans instruments tel le sextant, sans théorie mathématique du ciel, et des embarcations légères, les peuples de Polynésie soient allés d’une île à l’autre sur de telles distances, ni comment ils avaient pu continuer à entretenir des commerces réguliers qui semblaient présupposer des compétences de navigation mystérieuses, presque surnaturelles.
La perplexité n’a fait que croître lorsque les détails de ces voyages ont été mis en lumière. Par exemple, on a vite réalisé que la colonisation s’est faite d’ouest en est, contre les vents et contre les courants dominants aux latitudes de la plupart des îles du Pacifique. On s’en est rendu compte en allant comparer les populations d’animaux domestiques, ceux qu’on appelle « commensaux » : chien, poulet, porc et rat.
Une autre donnée est l’évidente parenté ethnique, linguistique et de culture matérielle, entre les habitants de nombreuses îles du Pacifique.
Enfin, cela semble incroyables, quelques étapes de la colonisation de sont faites en utilisant des canoës construits avec des débris de bois flotté : morceaux trouvés sur la plage, maintenus ensemble par des coutures de fibre végétale.
Les alizés constituent l’obstacle théorique et pratique principal.
Pour expliquer la colonisation du Pacifique, ne pouvant accepter que des « primitifs » mal équipés soient capables de prouesses marines inatteignables pour les Occidentaux, ces derniers ont émis alors toutes sortes d’hypothèses au cours des quatre derniers siècles.
Te Rangi Hiroa, Nainoa Thompson, Tavake, Hipour, Mau Piailug, autant de noms qui mériteraient d’être davantage connus, derniers gardiens d’un savoir-faire qui s’est progressivement perdu ; tout comme on devrait aujourd’hui accorder davantage d’importance à l’extraordinaire histoire de de Tupaia, l’ « homme connaissance », qui s’embarque avec Cook à Tahiti, mû par la curiosité d’aller découvrir l’Europe, qui le surprend par sa capacité à prédire – sans consulter de carte – l’apparition d’une île durant la navigation et à garder ne mémoire la direction de toutes les îles alentour, et qui lui permettra aussi de discuter avec les Maoris, une fois arrivé en Nouvelle-Zélande, à quatre mille kilomètres de Tahiti – un Aristote ou un Léonard polynésien. »
Thème « La connaissance par le corps »