“The Hazards of Love”, The Decemberists : le rock merveilleux

Aude Crozet est doctorante en archéologie de la forêt. Sa thèse a pour but l’étude des relations entre les connaissances archéologiques et forestières dans les forêts de Chambord, Boulogne, Russy et Blois à partir de données archéologiques, textuelles et sylvicoles. Dans les péripéties de ses recherches et dans la joie de ses découvertes musicales dans le texte qui suit, Aude nous guide pour écouter The Hasards of Love. Chaque paragraphe correspond à un morceau. Bonne lecture et bonne écoute !

“La musique a un puissant pouvoir évocateur. Le rock et la pop ne dérogent pas à la règle.

The Decemberists, groupe de rock de Portland, Oregon, a sorti en 2009 The Hazard of Love, un « opéra rock » dont l’histoire  se déroule aux abords d’une forêt boréale. J’ai été touchée par la façon dont sont utilisés des instruments contemporains pour donner corps à un conte aux accents merveilleux, comportant de nombreuses références littéraires. En entendant Sylvie Dallet parler de la place de la forêt dans la littérature au Groupe d’histoire des forêts françaises (GHFF), et puis du festival des Arts ForeZtiers, j’ai pensé à cet album qui mêle heureusement la forêt, la littérature et la métamorphose. Je souhaite partager ici mes réflexions en amatrice de musique, ancienne étudiante en lettres, et doctorante en archéologie de la forêt.

Une jeune fille, Margaret, à cheval dans la taïga, tombe nez à nez avec un faon blanc blessé. Alors qu’elle le soigne, ce dernier se métamorphose en jeune homme, William. Les deux jeunes gens tombent amoureux (The Hazards of Love). Le morceau est fondé sur un arpège de guitare étoffé progressivement par d’autres instruments : des accords de basse, une rythmique soutenue, une nappe de clavier annonciatrice des « hazards » c’est-à-dire les péripéties, les périls promis à cette histoire d’amour naissante. https://www.youtube.com/watch?v=Fp_MVc3abXU

Margaret doit retourner chez son père. Elle découvre qu’elle est enceinte et est chassée de chez elle. Elle part à la recherche de son amour dans la taïga. Naïve et pure, elle espère que la forêt sera un havre de paix. Dans sa chanson (Won’t want for love), elle supplie la forêt que les feuilles s’étalent sur le chemin pour apaiser ses pieds nus, que les branches forment un berceau pour qu’elle s’y repose. La voix aiguë de Margaret s’oppose au rythme binaire de la batterie et à la basse très forte, évoquant la progression difficile de la jeune fille dans un environnement hostile, souligné à la fin de la chanson, par des riffs de guitare rappelant des sirènes.  https://www.youtube.com/watch?v=881qFziuGG8

Mais on apprend que la forêt est une puissante reine, qui avait recueilli et protégé le jeune homme en lui donnant l’apparence d’un faon. Et la reine refuse que son fils lui échappe pour une histoire d’amour avec une humaine. Le jeune homme demande à sa mère de lui laisser encore une nuit avec sa bien-aimée, et il reviendra vers elle. Dans le morceau The Wanting comes in waves/Repaid, la phrase de clavecin qui accompagne le couplet souligne le sentiment de fatalité vécu par William, contrebalancé par un refrain plus énergique où les chœurs féminins (qui rappellent la voix de Margaret) montrent que le jeune homme est mu par son amour pour la jeune fille. Cette chanson « à tiroir » comporte une mélodie différente réservée à la reine, où dominent des riffs de guitare électrique saturés associés une ligne de basse évoquant sa colère. https://www.youtube.com/watch?v=WfKhydixkeA

Fééries sylvestres (techniques mixtes Sylvie Dallet 2016

La reine trahit sa parole et s’allie à un homme infanticide, Rake, qui enlève Margaret et l’emmène de l’autre côté d’une rivière déchaînée. William offre de se sacrifier à la rivière pour sauver Margaret (Annan Water). La nappe de guitare qui couvre légèrement la voix de William dans Annan Water rappelle le courant bruyant et incessant des rapides d’une rivière. https://www.youtube.com/watch?v=WfKhydixkeA

Tristan & Iseult en la forêt (manuscrit du XVème siècle, BNF)

Il parvient à sauver Margaret. Pour rester à jamais réunis, et échapper aux périls de l’amour, les deux amoureux décident de se marier en se noyant dans la rivière Annan (The Drowned). https://www.youtube.com/watch?v=bRLSaBZV1Eo

Les harmonies légères et aigües (accordéon, guitare sèche) sont attribuées à l’amour des deux jeunes gens et des sonorités plus graves et sourdes (guitare électrique, basse, batterie) sont employées pour les « méchants » de l’histoire, un peu comme dans Pierre et le Loup (Prokofiev, 1936), où chaque personnage a son instrument. La musique n’est pas seulement la mise en forme des paroles, elle renforce et illustre le texte. Elle évoque aussi la force des éléments.

A mon sens, deux métamorphoses ont lieu dans cet opéra rock. Le faon blessé, de couleur blanche, symbole de merveilleux dans les contes (Chrétien de Troyes par exemple), s’est transformé deux fois : tout d’abord pour trouver refuge dans la nature, une deuxième fois pour rencontrer l’amour de sa vie. La deuxième métamorphose est celle de Margaret, qui porte le fruit de leur amour.

Ce conte musical fait de nombreux clins d’œil à de grandes œuvres littéraires. Cette histoire d’amour impossible rappelle celle de Roméo et Juliette, qui se rejoignent dans la mort. Merveilleux, chevaleresques ou courtois (Lancelot ou le Chevalier à la charrette de Chrétien de Troyes, 12e s.) : la forêt où Blanche-Neige se cache, où le Petit Chaperon Rouge se promène, est à la fois accueillante et dangereuse. Mythologique : la rivière Annan est un équivalent du Styx, que l’on passe pour aller dans le royaume des morts ; l’enlèvement est un topos de la mythologie (Europe enlevée par Zeus, de Perséphone par Hadès, d’Hélène par Pâris…

La mutation est un thème sous-jacent tout au long de ce conte musical. La nature est tantôt la bonne fée qui offre un asile à l’amour des deux jeunes gens, tantôt la sorcière maléfique usant de stratagèmes pour les détruire. Elle peut être tantôt un obstacle infranchissable, tantôt un refuge -temporaire ou éternel (la rivière). Une morale écologique contemporaine pourrait y voir l’amoralité de la nature, c’est-à-dire l’absence de la notion de bien ou de mal dans les phénomènes naturels, et leur toute-puissance comparée à l’histoire des hommes.”

Et… “Elle supplie la forêt que les feuilles s’étalent sur le chemin pour apaiser ses pieds nus, que les branches forment un berceau pour qu’elle s’y repose”. 

 

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