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A propos Céline Mounier

sociologue

Juillet 2020, fiertés

Le festival des Arts foreZtiers a eu lieu en juillet 2020, au sortir du premier confinement, dans l’été inquiet et heureux à la fois. Le thème était « la forêt nourricière ».

Le festival s’est tenu dans le bonheur de retrouvailles attendues, dans un désir intense de chanter et de danser. Une danse tribale, une danse qui se tente. Il s’est tenu resserré sur la Ferme Saint-Eloi, la buvette avec ses mets délicieux et fins s’étant montée tout contre la maison, le jardin devenant amphithéâtre et scène de spectacle. De timide et fraiche, la météo s’est faite pleinement solaire et chaude. C’était l’été dans toute sa splendeur.

Caméra au poing, Gabriel, jeune homme de quinze ans, allait à la rencontre des artistes. J’interviewais les artistes, il filmait. Quelques temps plus tard, il s’est attelé au montage et il a produit cette vidéo. Il n’a pas pu filmer tous les artistes mais sa vidéo nous donne un bon aperçu de la diversité de cette édition 2020 des Arts foreZtiers dont nous pouvons être fiers.

Fierté de faire vivre un festival quand tant d’autres n’ont pas eu lieu. Fierté d’avoir créé des scènes ouvertes de culture. Fierté d’avoir réuni des artistes de différents horizons même si certains n’ont pas pu traverser des frontières. Fierté de défendre la « forêt nourricière », « forest as common » ai-je envie de dire.

Aimer les furtives

Un article de Céline Mounier.

L’été 2019, j’ai lu Les furtifs d’Alain Damasio. J’ai beaucoup aimé ce roman de science-fiction. J’ai été captivée par le personnage de Lorca, l’un des personnages principaux du roman. Dans ce roman, il y a des sons, de la musique, c’est un roman musical. D’ailleurs, un disque associé au roman est sorti avec à la guitare Yan Péchin. Peu de temps après avoir lu le roman, j’ai eu la chance de voir sur scène Alain Damasio et Yan Péchin. Voici un extrait des deux artistes sur YouTube. Une occasion de retrouver Lorca et d’aimer encore plus les furtives. Oui, ainsi au féminin.

Lorca est sociologue dans un laboratoire qui étudie les furtifs. Les furtifs sont comme des sortes d’animaux ou des forces d’énergie vivante, ils sont entre les deux. Géographiquement, dans tout le roman, on se trouve dans le sud de la France sur les bords du Rhône, dans une ville et sur les îles sauvages et pleines d’alluvions que charrie le fleuve.

Dans une bibliothèque, Lorca se concentre sur l’empreinte musicale. « Quelle empreinte ? Une forme de polyphonie rythmique des échanges, faite de salves et de contrepoints, scandée par des syncopes, des cris de matière, des petits pas, des appels, nappée du bois qui mute. Un jeu presque, qui s’en dégageait à force de lier par les oreilles ce qui semblait d’abord parfaitement et délibérément disjoint. Ça faisait penser à un jazz très expérimental, voire à de la musique concrète, imprévisible bien sûr, sans cadence ni temps pulsé, mais dont l’unité cependant finissait par être sensible. Sensible grâce à la texture très proche de la plupart des sons qui tous réfractaient la matière dominante du lieu où les furtifs constamment puisaient pour se transformer. Dans cette bibliothèque par exemple, le son texturait le papier, le cuir des reliures et le bois moderne des étagères, qui ne pouvaient qu’être le cœur des métamorphoses physiques. » (page 105). Il écoute les furtifs.

Le frisson est le souffle du furtif. « Et ce frisson ne prend corps et force qu’en se confrontant au monde concret. Il en a besoin, il y plonge et il y vibre » (page 328). Il y a là une ritournelle vitale. Le furtif est élan de vie. « A l’image du son, le furtif ne connaît pas d’état arrêté. L’imprévu est sa nature. Tous deux, furtif et son, relèvent de la transformation perpétuelle, impossible à bloquer, à fixer. En reconstitution permanente, ils sont l’autopoïèse dans sa plus pure expression, à savoir l’autofabrication agile de soi. » Ils sont du son et comme en danse permanente, leur empreinte laisse comme des traces qui ressemblent à des tags. Les furtifs écrivent des glyphes, des sortes de tags.

Photo prise à Avignon, une lumière trait furtif à l’annonce du soir

Lorca et son équipe vont à la rencontre d’une communauté de femmes aveugles dans une grotte. Elles expliquent le fonctionnement de leur cerveau, ce qui, par analogie pourra permettre de comprendre les furtifs : « Notre cerveau neuronal et nerveux est davantage disponible, disons, à des phénomènes physiques comme les ondes, l’accumulation de chaleur, l’humidité de l’air, un frémissement de tension… Par exemple, je peux sentir votre buée se dilater quand vous parlez, puis se dissiper doucement. Les furtives ont un impact spatial éminemment discret, hormis qu’elles bougent et se transforment sans cesse, si bien qu’une aura de présence se dégage malgré elles. » (page 223). Les furtifs seraient des furtives.

Elles seraient à la source du vivant. Lorca s’entretient quelque temps plus tard avec un scientifique : « Supposons que l’ADN ne soit pas l’essence du vivant. Mais juste un support de codage et d’expression de gènes. Et qu’il existe, plus profondément, autre chose qui informe les primes pulsations de la vie. Mon intuition est que le vivant est fondé sur des pulsations. Mon intuition est que le vivant est fondé que des partitions. Dès le stade la cellule. Des partitions vibratoires. J’entends par là : des séquences rythmiques de vibrations, ce que vous appelez vous le frisson mais que je conçois comme des modes d’agitation moléculaire. » (page 402).

En bon ethnologue impliqué, Lorca aime son milieu. On retrouve de l’énergie de l’enquête ethnographique du film L’étreinte du Serpent quand le personnage Karamakate accepte de chercher la yakruna qui guérit et permettrait d’apprendre à rêver. Lorca est comme emporté par une énergie digne de la musique du Sacre du Printemps de Stravinsky. Côtoyer les furtifs le rend de plus en plus souple, de plus en plus alerte. En même temps, il porte un regard critique sur la société des années 2040 avec ses « technococons » et autres « intechtes » qui façonnent un certain rapport à la cité, aux autres, à la consommation, aux loisirs et à l’autorité. Dans la société d’alors, chacun est replié sur soi et l’ordre économique gouverne l’ordre politique. Il épouse jusqu’à l’engagement total les causes de mouvements contestataires qu’il observe dans la société d’alors, froide et technicisée, avec des taxiles et ses vendiants.

Lorca découvre que des enfants peuvent muter furtifs. Le temps passe, Lorca devient de plus en plus furtif. Et il se sent bien mieux furtif. Recouvrer de la liberté, c’est devenir furtif.

Il part sur une île sur le Rhône, vit alors au sein d’une communauté dans la nature, « l’eau est partout. Elle glisse autour de l’île sans bruit, nappe à motif de ciel pour qui y jette un regard de surface. Mais si on descend dans la sensation, surtout la nuit, comme là, le volume en mouvement devient palpable ; presque angoissant. Tu ressens la masse pleine, et épaisse, et faussement lisse, qui à tout moment charrie des milliers de mètres cubes d’alluvions et d’organismes, de neige fondue et de pluies rassemblées. » (page 183).

Tout autant que la furtivité, l’animalité, la joie des corps qui se meuvent avec liberté. Lorca est emporté par des mouvements de vie, par tout ce qui échappe aux « routines du confort mort » (page 610), au « rapport de domination technolibéral » (page 618). Sentir la tension d’une tyrolienne entre des immeubles, sentir l’air des hauteurs de la ville, le corps qui est fluide, alerte et agile. « Il a cette fibre en lui de la fuite, cet instinct d’échapper aux pouvoirs, à la vision. » (page. 294)

Le sentiment sublime de décoller du sol. « Sa vivacité avait quelque chose de surprenant. Le furtif a du végétal, de l’animal. Une vivante inventivité de la voix. « Que c’était beau de l’entendre jongler avec la vitesse des éléments, le dénivelé et le moelleux d’un bois, la lenteur subite de l’écoute, tendue, et l’accélération chapechutée de ses pattes sur un lapiaz trop exposé, qu’elle griffait çà et là, à la façon d’une truelle sur un plâtre à lisser. » (page 481).

Je raconte maintenant quelles cordes en moi ce personnage touche. Je suis sociologue et j’ai toujours considéré qu’il faut aimer les univers que l’on étudie, que ceci n’est pas un vilain défaut que viendrait rappeler à l’ordre la recherche de la sacro-sainte objectivité. Je suis sociologue employée dans une grande entreprise et je dirais que je suis fière de la manière dont j’y exerce mon métier. Mon maître en sociologie, Renaud Sainsaulieu, me disait un jour que les sociologues sont des gens en colère contre la société, en recherche d’une société meilleure ou de bouts de société meilleure sur la base d’une analyse fine de ce que la société fait de mal à des personnes ou à des énergies, ou ce qu’elle ne fait pas assez pour libérer des énergies créatrices.

Souvent, j’observe et je suis partie prenante à la fois des lieux que j’étudie et des projets que des collectifs portent. Aujourd’hui, je me sens bien dans des espaces où on danse, où on chante libres dans la ville, où on imagine pouvoir planter des arbres, des forêts urbaines, où la vivacité se déploie avec douceurs et couleurs.

Le Rhône plein d’alluvions

Le personnage de Lorca représente alors un idéal, je deviens envieuse de sa capacité à devenir furtif et c’est là que la fiction est forte : elle donne terriblement envie de vivre sur les îles qu’il y a sur le Rhône, songeons à l’île en face d’Avignon, elle donne envie de créer des tyroliennes entre les bâtiments hauts des villes. Elle ravive ce désir que j’avais écrit dans un poème il y a longtemps. Depuis cette lecture, je photographie la ville différemment, je me sens prête à passer d’une vie cérébrale qui a longtemps été la mienne à un engagement sur un projet de permaculture, j’ai osé créer un spectacle au Festival des Arts foreZtiers !

Lecture de quelques extraits du chapitre 23 intitulé « Skymweg »

Des jardins-forêts désirables et désirés en ville

Une cour d’immeuble à Berlin

Le temps présent m’invite à arpenter mes 3,14 kilomètres carrés ! Je regarde la nature urbaine. Je regarde des jardins cultivés et repère où il pourrait y avoir des lieux pour des jardins-forêts. Je songe à Delhi, aux actions de forestation urbaine. Je songe à Détroit, où j’étais partie en voyage grâce à Bénédicte Manier dans Un million de révolutions tranquilles. Les villes doivent être nourricières. Je plonge dans la mémoire de mon ordinateur et je retourne à Montréal, où les arbres libres dépassent bien des maisons dans certains quartiers. Puis flashback à Berlin, ville aimée pour ses friches et ses espaces où la nature va sauvageonne. Je me remémore des jardins de la proche ceinture parisienne, ceux des mignonnes de Montreuil, des pêches. Souvenir d’une photo de ces murs à pêches, bâtis de telle sorte que les fruits bénéficient de la bonne chaleur pour arriver à maturité tout en étant abrités du vent !

Des jardins-forêts peuplent des villes et des campagne. Ils sont présents près des habitations. Ils sont forêts gourmandes et forêts militantes. Dans Jardins-forêts de Fabrice Desjours, je lis : « Les jardins-forêts sont comme des spectacles vivants, des pièces de théâtre comestibles où chaque figurant végétal prend sa place et développe son potentiel à mesure du déroulé des saisons… Tout change et tout est impermanent dans ces espaces où se mêlent à l’infini le sauvage et le domestiqué, dans ces espaces qui ont pour seuls metteurs en scène le temps et la créativité ».

Photo du livre Jardins-forêts de Fabrice Dejours, ouvert aux pages 38 et 39

Le jardin-forêt repose sur une conception du monde basé sur l’hortus. Cela signifie en latin « jardin luxuriant, richesse et ressources ». L’hortus est un espace étagé où règne la densité et la diversité. Dans les années 1960, Robert Hart a été un pionnier en Angleterre. Il est allé chercher son inspiration sous les tropiques. Le principe est qu’y sont implantés des arbres nourriciers, des arbustes, des buissons, des légumes vivaces, des plantes aromatiques et médicinales, des légumes-racines, des champignons et des lianes. La recherche est celles des interactions positives. Chaque jardin-forêt est unique. Cela invite à penser qu’un jardin-forêt est une œuvre d’art.

Je pense qu’il existe un réseau des jardins-forêts urbaines en lisant Désir de villes d’Eric Orsenna et Nicolas Gilsoul et Genres urbains, un livre qui rassemble plusieurs textes autour d’Annie Fourcaut. Lisons ce qui suit avec la même énergie que l’auteur du roman Les furtifs, Alain Damasio, d’un passage où il est question d’une libération joyeuse.

À Ramallah, s’inspirant d’un projet de l’architecte Alejandro Aravena, un squelette devient arbre béton avec des dents creuses. Une dent creuse peut devenir chambre ou jardin. Concevons des jardins-forêts dans quelques dents creuses. A Bordeaux, une agence acquiert des terrains clés pour les préserver de l’urbanisation et la Nature devient ainsi un Bien Commun. A Montréal, objectif Canopée sur la ville, la santé des arbres est surveillée par drones et des jardiniers sont invités à retourner « cultiver l’asphalte ». Des villes-arbres sont en projet près de Nanjing. L’architecte Stefano Boeri est confiant à ce sujet. Il est l’architecte du Bosco Verticale de Milan. Entre Saint-Denis et Sainte-Marie de la Réunion, la forêt jardinée est orientée nord-sud et les habitations sont resserrées. À Suresnes, Henri Sellier adoptait le principe de cité-jardins, « des modes d’aménagement esthétiques » de l’habitat. New-York fait naître une forêt sur les débris des Twin Towers tandis qu’à Rio de Janeiro, un ancien dépotoir à ciel ouvert s’est métamorphosé en jardin botanique écologique. À Metz, la Seille qui était busée et enterrée, réenchante la ville et conquiert la faune. A Helsinski, les forêts ont résisté à la pression urbaine grâce en partie à une ville construite sous terre. Il faut savoir que Helsinski se planifie dans son épaisseur. Tenez, le ministère de l’Agriculture et des Forêts travaille sur une cartographie cadastrale en trois dimensions. Des architectes, des habitants jardiniers et des jardiniers de métier, des employés concepteurs des services publics des territoires, des développeurs, des géographes-paysagistes transforment ensemble des villes en plusieurs points du globe. Les artistes hackent la ville sous ses voies de métro aériens, sur son béton et dans la forêt urbaine comme les danseurs de la troupe de Pina Bauch magnifiquement mis en scène par Wim Venders dans Pina. Ils tracent des promenades comme autant de fils entre les espaces.

Photo prise au pied de là où j’habite

Me voilà avec le désir de hacker les friches en ville. Peut-être que les maires qui aiment les arbres pourraient-ils acheter les terrains en friches achetables pour créer des forêts-jardins. Des conseils de copropriétés pourraient transformer des parkings enlaidissant en espace de forêt-jardin. Des AMAP pourraient se convertir aux forêts-jardins. Je me plais à y rêver quand je arpente mes 3,14 kilomètres carrés en toute proche banlieue parisienne.

Jardin actuellement fermé à Malakoff

A partir de là, j’imagine une association de cueilleurs et cueilleuses et de chefs et cheffes cuisto cuisinant les récoltes. A Mumbay, il y a le réseau des dabbawallah, un des plus efficace au monde de distribution. Lisez ce billet par exemple. Le « fait maison » pourrait être un « fait à la maison d’à côté de la forêt-jardins ». Uber cyclistes, pourquoi ne pas devenir des « wallah cyclistes » ?

Parlons de forestation urbaine et de reforestation périurbaine

Il est des livres qui comptent. « Made in India », de Bénédicte Manier, en fait partie. Ce livre est à lire comme un récit de voyage d’une femme qui va à la rencontre de personnes qui entreprennent des choses bien pour la nature, les gens, les femmes et les forêts. Il faut le lire avec une carte de l’Inde sous les yeux et voyager avec les doigts. Quand j’ai lu ce livre, j’ai dit à mes garçons : « Nous irons en Inde, nous planterons des arbres ! » J’ai dit cela à Bénédicte en sachant que nous avons décidé de partir en avril. Bénédicte s’est gentiment moquée de moi en me disant que planter des arbres au plus chaud de l’année est un non-sens. Nous sommes allés à la rencontre de personnes qui nous ont raconté leurs actions de forestation urbaine, à Delhi et à Bangalore, et de reforestation périurbaine, autour de Pondichéry. Nous avions commencé à faire leur connaissance en lisant « Made in India ».

A Delhi, Vimlendu Jha a fondé Sweccha. Vimlendu se définit comme un « entrepreneur social, écologiste et fou de design ». Il était jeune, étudiant, il se promenait sur les bords de la Yamuna, le fleuve qui passe contre Delhi, pleine de déchets. Il organise un grand nettoyage, il entreprend de planter des arbres nourriciers en ville.

En parallèle, Vimlendu organise des ateliers de recyclage. Il a aussi lancé une application Million Kitchen qui permet à des femmes de livrer des repas. La « ville comestible » peut devenir havre de résonance. De nouveaux espaces s’ouvrent alors pour un être-au-monde plus doux. Au moment où j’écris ces lignes il faut songer qu’à Delhi, quand on regarde la météo sur son téléphone portable, on y lit « very unhealthy air ». Ces nouveaux espaces urbains sont vitaux, des morceaux de forêts qui mitent la ville. Ces initiatives créent du souffle, de l’ombre, de quoi manger et imaginer des romances à l’ombre de pommiers. Je songe aussi aux bâoli, les puits  à niveaux, dont l’usage a été abandonné au fil du temps, après l’arrivée des Britanniques. Ils permettaient de récupérer les pluies des moussons. Le processus de dépossession de la maîtrise de l’eau est raconté par Rana Dasgupta dans Delhi Capitale. Nous avons été submergés de bonheur par la beauté des bâolis qui demeurent intacts. Pourquoi ils ne sont pas réutilisés, réinventés, c’est une énigme.

A Bengalore, Sundar Padmanabhan a été subjugué par la méthode Miyawaki. A ses débuts, il était cadre chez Toyota et c’est là qu’il a découvert la méthode Miyawaki . Il a quitté son travail et a fondé son entreprise de création de forêts urbaines primaires. Il s’est inspiré des techniques du japonais Akira Miyawaki qui permettent une croissance rapide des jeunes arbres. Les arbres font baisser la température sur la zone plantée de 5°. Dans une ville comme Bengalore, tout comme à Delhi, il fait souvent plus de 40° au plus chaud de l’année. Il faut songer à la force des arbres comme climatiseurs puissants ! Le secret, planter avec des espèces locales et parfois, ça demande de retrouver la mémoire géographique et ça demande de faire resurgir de la mémoire ! En France, on peut trouver de ces types de forêts, créées selon cette technique, à Paris notamment, https://www.reforestaction.com/blog/le-mois-de-la-foret-plante-une-foret-urbaine-miyawaki-avec-les-parisiens. A Bangalore, les policiers qui travaillent à côté de la forêt aiment s’y ressourcer. C’est là à l’ombre des arbres qu’ils installent des chaises où nous discutons avec Sundar sur les échanges entre les racines des arbres qu’augmente le réseau micellaire.

A Auroville, près de Pondichéry, Aviram Rozin a créé Sadhana Forest. Il y a quinze ans, là, où nous nous trouvons était un terrain sans arbre. C’est devenu une forêt. La forêt subtropicale sèche. Le secret de la reforestation a été la préparation du terrain. Il faut une terre meuble pour qu’une graine germe.

Aviram n’y connaissait rien au départ en reforestation, nous explique-t-il. Il s’est formé. Aujourd’hui, Sadhana Forest est une communauté qui accueille chaque année des volontaires. La forêt couvre 28 hectares et compte 28 000 arbres d’espèces autochtones dont plusieurs nourriciers. Faire revenir la forêt fait revenir l’eau et les paysans autour peuvent cultiver la terre à nouveau. Il fait très chaud dans le Tamil Nadu mais à l’ombre des arbres, la chaleur est parfaitement supportable.  Sadhana Forest dispense aussi des cours de permaculture en Haïti et au Kenya.

Tout en nous racontant cela, Aviram parle à un jeune arbre en lui disant qu’il serait bien qu’il pousse un tantinet plus harmonieusement et organise son espace pour que son énergie se répercute sur toutes ses branches. Il lui parle comme à un tout jeune enfant. Passant devant un autre arbre, il le salue. Il l’aime.

Nous sommes là en zone périurbaine en forêt. La forêt est ville en ce qu’elle est habitée d’une grande communauté. Chaque habitation est en hauteur par rapport au sol afin que les scorpions et les serpents laissent leurs habitants en paix. Pondichéry est à quinze minutes en scooter de là. Nous étions en pleine ville à Delhi et Bangalore. 

Philosophie pratique et recherche-création : l’esprit des Arts ForeZtiers

Céline Mounier écrit, de sa prose poétique et singulière, son expérience de l’événement de juillet 2018…

Les Arts foreZtiers, c’est une philosophie pratique, un esprit. 

C’est un engagement pour les forêts et de l’éloge pour notre naturalité d’humain. « C’est une démarche philosophique pour changer le monde » affirme Sylvie, une démarche qui met pratiquement la forêt comme système de vie, comme réservoir de diversité animale et végétale et comme poumon de la planète au coeur des productions artistiques et des discussions. La nature fait preuve d’individuation. A cet égard, lisons Célébrations de la nature de John Muir, un ouvrage découvert grâce au libraire du café-lecture associatif Grenouille de Langeac. Le premier chapitre s’intitule Laine sauvage. Nous pouvons y lire qu’entre animaux sauvages, non encore domestiqués, il existe une « autonomie suffisante pour leur permettre de répondre aux desseins de l’individualité la plus marquée ». Et d’ajouter : « S’il n’y avait la mise en oeuvre du souci d’individuation dont la Nature fait preuve, l’univers serait emmêlé, feutré contre une toison de laine domestique. » Il y a individualités et équilibres.

Pour Sylvie, c’est tout autant une manière d’être ensemble entre personnes qui s’aiment et se respectent, qui aiment ce qu’elles font ainsi que la région, le pays de Chavaniac, la Haute-Loire, et plus généralement la montagne, et ses paysages. Le soir venu surtout, autour de la grande table de la pièce principale, on discute du sens de l’histoire des Arts foreZtiers et Sylvie dit de l’un de ces soirs : « J’attends cette soirée depuis toute l’année », ce moment de l’échange sincère et engagé de chacun. Des choses qui ont du sens et des personnes que l’on aime et respecte sont deux ingrédients de base pour « faire et entendre » à la fois, selon la formule que Pierre Schaeffer, créateur de la musique électroacoustique et penseur des médias, dont Sylvie s’est occupée en son temps des archives.

Le festival s’organise comme une combinaison d’expositions, de performances (ou d’expérimentations, à la vérité nous hésitons entre ces deux termes, ou nous n’avons pas trouvé le bon) artistiques et de conférences. Un lieu où il y a des rencontres artistiques, des performances et des conférences, c‘est rare. Il y a deux ans, il y avait une plus grande osmose entre ces trois éléments, disons que les trois étaient présents quasiment à égalité dans la programmation. Les conférences avaient  lieu dans le Conservatoire botanique national du Massif Central et dans la salle des fêtes. Cette année, le temps des conférences s’est concentré sur une après-midi dans la seule salle des fêtes. Théophile dit avoir apprécié cette osmose plus grande d’il y a deux ans entre conférences et expressions artistiques. Il avait alors quatorze ans. C’est intéressant qu’un jeune de cet âge-là tienne ce propos.

Les Arts foreZtiers, c’est une modalité singulière de recherche-action. C’est une recherche-création comme le définit le programme de recherche « éthique de la création », porté par l’Institut Charles Cros. 

Je pense immédiatement à Germaine Tillion et à sa manière d’être engagée en Algérie, une manière exigeante de connaissance et d’action, les deux intimement entremêlées. Aux Arts foreZtiers, on vient travailler. Wei est une artiste reconnue et elle présente en conférence son travail de thèse tandis qu’elle est accompagnée de sa maman et son bébé, la petite Louise. Olga est en résidence et dessine tous les jours, dans l’atelier de Sylvie comme sur les marches de l’église. Le fait qu’Olga se sente en résidence fait se poser des questions à Sylvie. Cela conforte en elle l’idée de transformer la ferme Saint Eloi en un lieu de résidence créative. D’ailleurs le fait qu’on y soit bien autant pour regarder des oeuvres, échanger avec les artistes que pour y écouter un concert plaide pour prendre cette direction.

Nous rencontrons le public et il existe différents formats de visites guidées. Tout le monde se rend disponible pour les autres. Une expérience-performance (allez, accolons ces deux mots) ouvre une conversation sur la musique des plantes et de notre animalité puis une autre sur un bricolage à faire pour que le capteur de l’électricité de surface des plantes puissent être utilisé sans être branché sur secteur (actuellement, ce n’est pas possible et cela ouvrirait de nouveaux univers de captation, nous pourrions sortir des jardins et des balcons !). Les conversations portent sur la compréhension de la nature et sur des bricolages à faire autant que sur l’objectif artistique poursuivi. Nous poursuivons avec le public certaines conversation par sms, en s’envoyant des liens hypertextes. Nous parlons de notre page Facebook pour qui veut revivre le Festival après y être venu. Le public est aussi celui des enfants  venus du centre de loisirs  de Paulhaguet et qui ont contribué à faire que de drôles de pieuvres viennent aux branches d’un arbuste.

Il y a de l’entraide, constitutive de la philosophie de l’événement : Gilbert, ancien directeur de musée,  en est la cheville ouvrière, accompagnant les artistes de sa bienveillance et de son expérience ; chacun doit s’y mettre en fonction des espaces et des affinités des œuvres et des démarches. Albert  et François aident Danielle. Danielle aide Katia. Véro place les éclairages d’Isabelle, après avoir conçu la communication du festival. Chacun s’aide dans les bricolages requis, dans une concertation nécessaire. Il en va de même pour nos publications ici et sur Facebook, nous sommes en relation quasi quotidiennement avec Sylvie. Il y a une attention forte pour des performances et la fragilité qui est son alliée et son corollaire. Il y a les deux singes de Wei sur un fil. L’un deux traduit le destin d’un monsieur chinois maintenant à la retraite. Il y a les dromadaires de Qin Ni qui racontent la dureté qu’il y a à perdre son chez-soi : le caractère  suranné de la volonté de créer un musée du chez-soi. Il y a les fragilités de la voix. Les fragilités comprises ensemble tissent de la force. L’entraide libertaire déjà décrite par le naturaliste Darwin est aussi pratiquée par les peuples premiers, attentifs aux aléas du monde.

Il y a des conversations variées entre artistes et conférenciers. On se demande s’il faut passer à la « vitesse supérieure », c’est le terme employé quand on constate que le public promeneur est un peu clairsemé et qu’on le rêve, à l’instar des villes, dense et par trop compact, mais aussi indifférent. Mais que revêt-il ce rêve ? Ici, point d’indifférence. Les artistes ont besoin de reconnaissance et en même temps, ils ne sont pas là d’abord pour vendre mais pour porter des pensées en actes et en beauté. Des artistes se posent des questions sur les moyens de valoriser leur travail. Voici ce dont il est question quand on parle de moyens : Olga attire l’attention sur le système d’accrochage des tableaux par exemple – à chacun d’y penser, ne pas utiliser de la patafix jaune car ça salit les murs, d’oser demander de l’aide et d’être un tantinet bricoleur -, Philippe suggère que les collectivités achètent des oeuvres – « même à hauteur de budgets modestes », ajoute Théophile. Diego, venu accrocher ses insectes géants et ses oiseaux de fer, observe en même temps la dynamique du Festival, faite de ces rencontres généreuses. Sylvie insiste pour dire que son rôle n’est pas d’être agent d’artistes – d’autres qu’elle remplissent très bien ce rôle – mais qu’il est nécessaire, en tant que fonctionnaire de l’enseignement supérieur, de faire oeuvre publique dans la qualité et la transmission.

Le Festival des Arts foreZtiers est ancré sur le territoire, sur un territoire aux multiples histoires locales et internationales. Sur ce territoire subtil, il faut compter sur des forces en présence et leurs implications variées. Il faut jouer sur des équilibres de nature instables. Depuis deux ans, les animateurs du centre de loisirs Léo Lagrange de Paulhaguet, le bourg voisin, « ont décidé de travailler avec les Arts foreZtiers », les Aînés (l’association Adrienne et Eugénie), aussi, joli trait entre les générations  ! Cependant cette année, le Conservatoire botanique du Massif central, dont le directeur vient de changer et prend encore ses marques avant d’autres collaborations. Le Conservatoire des espaces naturels d’Auvergne est surchargé de travail l’été et regrette de n’avoir pas pu participer comme il aimerait le faire sur ce thème du Bestiaire qu’il connait bien. Le Centre d’Action par le Travail de Langeac pense désormais à s’associer à l’esprit des arts foreztiers, car le handicap psychique peut révéler des talents d’artistes étonnants.  Il y a les événements  aux alentours qui comptent, l’air du temps  caniculaire et peut-être même la coupe du monde de foot. Comprendre les équilibres et les succès d’audience, année après année, est un exercice difficile, sans doute le plus complexe.

Il est intéressant de s’interroger sur la vie d’un village à la fois local et international, mêlant des gîtes ruraux et l’existence d’un festival tel celui des Arts Foreztiers, riche culturellement et de taille modeste en même temps. Je me demande : que valent des vacances en gîtes sans la vie autour, sans la force des animations et des lieux de rencontre qui questionnent le monde comme il va ? Il faut de la force  et de l’esprit pour avoir convaincu des artistes chinois que ce village était le centre du monde ! Depuis 2013, ils en fréquentent les paysages, et des artistes engagées, comme Ziqi Peng ou Weixuan Li y participent désormais activement.

Les lézards. Un jour, alors que nous partagions un extrait du Bestiaire enchanté Maurice Genevoix sur la page Facebook des arts foreztiers – c’était sur l’abeille – nous avons lu ce post : « bien joué les lézards ». C’est très chouette de se sentir être un lézard. 

Nous aimons cette photo du lézard qui vient visiter une céramique. Il réfléchit, il regarde, il émet des idées et il les partage. Il y a les Arts foreZtiers et l’Institut Charles Cros, de l’ancrage sur des territoires, les arts foreztiers, des personnes autour de ce lieu, des adoptés sur le lieu le temps de leur venue. Le lieu deviendra certainement un lieu de résidence de plus en plus affirmé comme tel, si des travaux parviennent à s’engager sur la ferme Saint Eloi. Parmi les lézards, certains sont des impliqués dans la région, avec des attaches fortes, qu’ils y vivent à l’année ou sur des périodes données. D’autres sont des montagnards dans l’âme qui sont bien dans tout lieu qui est un terrain montagnard. « En montagne, l’air est vif, excitant comme une bonne nouvelle », écrit Henri Pourrat. Il y a la montagne et il y a le projet escarpé. Nous retrouvons là une manière d’être ensemble en venant de différents lieux, voire en se disant être de nulle part, mais avec des arrimages sérieux.

Wei dit qu’elle peut être maman, artiste et chercheuse à la fois dans ce lieu. Sylvie aime que chacun soit au Festival avec tout ce qu’il est dans la vie, vienne avec ses différentes facettes identitaires. Ceci est essentiel pour créer de la transversalité. « C’est polycentrique. Chacun dans son réseau peut entreprendre des choses » insiste Sylvie. En même temps, nous sommes d’accord pour dire que ceci n’est possible que si chacun s’engage avec ses compétences, ses talents et ses savoirs-faire solides. La seule volonté ne suffit pas.

Il y a des fidèles de longue date et des « personnes que je ne connaissais pas il y a quelques mois ». Félix, Véro (secrétaire générale de l’association), Anne, Gilbert (trésorier de l’association) participent  du Festival de longue date. Olga est une connaissance récente. Franck est un fidèle de longue date, Katia est arrivée dans le paysage depuis deux petits mois. De mon côté, j’ai découvert le festival des Arts foreZtiers il y a seulement deux ans. Entre 2016 et 2018, je découvre avec un intérêt croissant les travaux de l’Institut Charles de Cros et des Arts foreZtiers (les derniers sont relatés sur la page Facebook que je contribue à animer depuis le mois de mai 2018). J’y apprends à chaque fois des choses nouvelles qui donnent à voir le monde sous un jour neuf.

Sylvie est une figure complexe de manager, entre amie, grande soeur, chef organisatrice qui sait sur quels agencements spontanés compter et qui regarde loin, regard inquiet, mais sans peur des risques, à condition qu’ils s’accompagnent d’une juste reconnaissance. Elle dit de la salamandre, créée par Franck et Eddy :  « On la ressort et on la fait circuler dans le village ! », et nous voilà à imaginer la fête des châtaignes, que nous inventerons pour la salamandre… Toujours « la fluidité comme prise de risque constante. » 

PS : les personnes citées par leur prénoms dans cet article sont : Véro Béné, Danielle Boisselier, Sylvie Dallet, Albert David, Olga Kataeva, Wei Liu, Diego Martinez, Anne Monsonis, Felix Monsonis, Céline Mounier, Théophile Mounier, Ziqi Peng, Katia Renvoisé, Eddy Saint-Martin, Gilbert Schoon, Philippe Tallis, François Terrien, Franck Watel. Quelques échantillons des échanges multiples que nous avons eus et qui continuent à se transformer et faire un chemin de nos expériences.

Visite guidée du Festival

Le festival des Arts foreZtiers a été le festival des sept lieux ! Sept espaces de Chavaniac ont été investis : les garages municipaux, la ferme Saint Eloi, entre ces deux lieux dans les jardins, la fontaine et autour, la maison des Aînés, le chemin entre cette maison et la salle des fêtes. Un haut-lieu que la salle des fêtes Myriam Bürgi y gardait tout le bestiaire de Maurice Genevoix. Tout le bestiaire ? Non, il manquait un animal à l’appel, l’anguille. Le bestiaire de Maurice Genevoix est composé de vingt-neuf animaux. Il y en avait vingt-huit trônant sur des billons, bestiaire enchanté sur botanique céleste !

J’ai proposé à Myriam une visite guidée du festival, frustrée qu’elle était, comme gardienne du bestiaire, de n’avoir pu profiter des six autres lieux. C’est qu’elle était le suricate du bestiaire, le vingt-neuvième animal, le suricate remplaçant l’anguille – espérons que Maurice Genevoix ne nous en aurait pas tenu rigueur ! Rendez-vous était pris ce jour-là à 18 heures. J’emmenai avec moi Myriam ainsi que Madame et Monsieur Philipon, lui qui avait préparé les billons pour l’exposition en salle des fêtes, transformant celle-ci en une forêt.

Depuis la salle des fêtes, nous avons suivi le chemin olfactif jusqu’à la maison des Aînés. Ce fut l’occasion de parler de parfums avec nos amis de Chidho, et d’animalité.

D’animalité car le liquide de glandes animales est une composante de parfums dans la tradition de ce métier, d’animalité car la transformation du parfum par notre peau est un mystère intime. Habillant les parfums, un cheval d’Olga Kataeva inspiré d’un voyage d’Olga en Chine, à Lanzhou dans le Gansu. Le paysage est harmonie. L’animal dans le paysage grandit l’harmonie. Nous avons quitté les parfumeurs et sommes descendus par la droite, d’où l’on peut admirer le paysage qui donne sur la chaîne des Puys. Virage à gauche et nous arrivions vers les garages.

Ces garages sont des lieux fabuleux à investir le temps du Festival. Le premier garage l’a été par Danielle Boisselier, Albert David et moi. Danielle a pendu ses soies, qui sont des impressions de photos et de calligraphies, tandis qu’Albert et moi avons proposé une expérimentation photographique, musicale et poétique qui nous a conduits en Chine, en Inde, à Vincennes et dans le monde étrange d’Albert présenté sur six panneaux photographiques, avec des titres comme Les tigres mécaniques ou Nature totale. Chaque fin de journée, une improvisation musicale combinait musique des plantes, ajout de rythmes et de mélodies, et textes dits ou chantés.

Le deuxième garage a rassemblé des oeuvres aussi harmonieusement différentes que celle de Martine Guitton qui sort du cadre pour en remplir cinq, d’Olga Kataéva avec ses tableaux à la tempéra sur les saisons (réalisés à la Ferme Saint Eloi lors de sa résidence), joli printemps avec ses « barachki », les petits moutons dans le ciel, de Wei Liu qui dessine à l’encre la fragilité, ainsi ces deux singes sur un fil. Une grande broderie d‘Elisabeth Toupet dédié aux bêtes imaginaires (inspirées des dessins de sa petite fille) jouxte les trois tableaux en noir et blanc de Qin Ni représentant des dromadaires, des souvenirs de son ancien appartement, rasé comme ça arrive souvent dans des villes chinoises. Elle a créé un musée imaginaire de chez elle. Le processus d’urbanisation est un virus. Le musée est imaginaire mais n’est pas sacré comme un musée. Critique de la ville qui rase, critique du musée qui sacralise. Jeu sacré, la narine est grande, la respiration est salvatrice, un instant, tandis que le virus touche la ville. Félix Monsonis, quant à lui, met en scène une autre forme de fragilité avec des youplalas inspirés des poupées kachinas que les Indiens Hopis créent en l’honneur des esprits tutélaires (la courge, le vent…), tandis que s’élancent bientôt les grands intissés (du papier spécial habituellement utilisé comme papier à peindre sur les murs) teintés de Katia Renvoisé.

Bientôt en effet. Katia a produit ses oeuvres en mode performance. Elle les a ensuite accrochées, un triptyque, dans le jardin de la ferme Saint Eloi, sur un mur de la maison. Mais le vent s’en est mêlé et a mis à mal les créations. Après réparation avec l’aide infirmière de Danielle, le triptyque a trouvé place dans le deuxième garage. En face de ce garage, un soir, Philippe Tallis a réalisé quelques dessins avec de l’encre appliquée au bâton croquant des personnes parmi le public du Festival.

Dans le troisième garage prenaient place le loup et la chouette d’Aurélie des Pierres en compagnie des tableaux de Sylvie Dallet, ensemble sur un grand bahut. La chouette surveille actuellement l’atelier de Sylvie. L’univers de Sylvie pousse à la méditation : des créatures humaines et animales jouent des harmonies comme dans un paysage chinois. Ceux-là pouvaient ensemble méditer sur les méduses de dentelle de Rosine Astorgue dans l’océan de l’air ambiant et regarder les vidéos d’artistes proposées par Vidéoformes. Dans le premier garage était aussi garée la salamandre, née du talent bricoleur de Franck Watel et d’Eddy Saint-Martin, après sa première sortie festivalière. Eddy également le couturier inspiré de l’immense bannière du Festival. 

C’est la salamandre qui avait surpris le vernissage, conduite chaudement par Franck et Eddy. La salamandre est ressortie vers le ruisseau. Elle avait soif ce jour-là. Ses admirateurs l’ont suivie en safari photo. La salamandre sortira de temps en temps dans les mois à venir, c’est certain ! Nous songeons à organiser un week-end sortie de la salamandre au temps des châtaignes.

Quand nous sortions des garages, Felix était en face de la buvette – une institution du Festival tenue par Anne Monsonis et Gilbert  Schoon qui en inventent les recettes ; la tapenade cela se fait avec des tapènes, tapena en provençal, des câpres, qu’on se le dise ! – avec deux youplalas dans les mains. Nous étions tous les quatre cois devant eux, n’osant les manipuler, de peur de leur faire mal – on a peur d’être gauche parfois avec les ouvrages des autres. Or ils sont forts ces youplalas. Nous étions tels des enfants, à leur faire faire des cabrioles.

Vers la ferme Saint Eloi, des merveilles nous attendaient : des racines d’Alexandra Lesage et des lierres de Pascal Masson perchés dans des arbres, les drôles d’animaux portant lunettes d’aviateurs de Georges Bellut, la peinture naturaliste tibétaine (troupeau de moutons)  de Weixuan Li, des créations des enfants du centre de loisirs de Paulhaguet, des oiseaux de dentelle confectionnés par Rosine, un milan bien planté sur son socle, imposant, beau. Son créateur, Diego Martinez, était un bijoutier de métier, ouvrier professionnel au savoir-faire reconnu par ses pairs et ses patrons. La retraite venue, il a souhaité poursuivre son art, en plus grand. Et voici le travail !

Dans la ferme Saint Eloi, nous découvrons des oeuvres que Ziqi Peng a ramenées de Chine dans sa valise. Venir avec des oeuvres de Chine n’a pas été une mince affaire pour Ziki alors que beaucoup d’artistes avaient répondu présents à son concours lancé dans la zone artistique 798 en banlieue pékinoise. Deux éventails précieux, une sculpture en bois odorant, des porcelaines, un tableau… le raffinement des œuvres dans une ambiance de grange ancienne.

Nous admirons ensuite la force des céramiques en raku de Cécile Auréjac. Chaque animal de Cécile est une présence qui s’impose. Ces trois ours magiciens de la terre, truffés de bois et d’écorces, sont les gardiens de la forêt ; elle les a placés sur la fenêtre en protection. Puis les chauves-souris et les Chabals Maï de Véro Bene, à noter des nanas parmi ce peuple d’humains-chevaux ! Véro peint sur grands formats et sur son carnet. S’arrêter quelque part et dessiner est un style de vie pour elle, ainsi que le traduit son blog, avec notamment un dessin de Jean-Eddy contant l’histoire de Tezin. Mais restons à la ferme Saint-Eloi encore un peu.

Sur la droite il y a les regards animaux d’Isabelle Lambert, minutieusement peints à la tempera. Si l’homme tourne le dos aux animaux, à l’animalité, l’avenir sera terrible, le présent l’est déjà. La fracture dorsale s’élargit, les regards foudroient le passant sur une paroi d’ombre. Les insectes géants de Diego semblent se diriger vers l’oeuvre d’Isabelle. Une chauve-souris géante nous accueillait dans la pièce.

Tournons  autour du poteau d’attache de l’étable et voyons les insectes peints par Diane Cazelles sur des pages de livres anciens récupérés, puis entrons dans la seconde pièce de la ferme, avec des photos anciennes de Chavaniac présentées par l’association Adrienne & Eugénie. Les insectes de Diane entrent en pleine résonance avec ceux de Diego. Samedi en soirée, la première salle a été transformée en un lieu de spectacle, conte musical autour d’un animal effrayant, le scarbougnarc de Loubeyrat, avec Pascal Masson et Thierry Marietan.

Remontant à la salle des fêtes en passant par la fontaine, on découvre l’oeuvre haïtienne de Jean-Eddy Rémy (celle croquée par Véro), un conte vaudou  qui, tel les tapisseries de Bayeux, est raconté en images :  ici sur du métal de bidons martelé et découpé pour laisser apparaître jours, personnages et situations. Les sculptures ont été réalisées en Haïti au village de Noailles pour le Festival. Matthias Cazin se relayait avec Jean-Eddy pour raconter l’histoire des amours d’un sirène et d’une humaine. Les poissons de la fontaine étaient tout ouïe !

De retour à la salle des fêtes, nous avons admiré sur l’estrade les tableaux féériques d‘Olga et d’Anne Marie Wauquiez fascinée par le monde des dinosaures, tandis qu’Elisabeth Toupet dévide un dragon d’aiguilles de pin. Regardons à nouveau toutes les céramiques des talentueux artistes qu’a fait travailler Myriam, que l’on peut retrouver sur son site web, et choisissons des ouvrages à lire : Célébrations de la nature de John Muir, Les céramistes d’art en France de Flora Bajard, La vérité sur les tapirs de Julien Baer, L’homme, l’animal et la machine de Georges Chapouthier et Frédéric Kaplan ainsi que La terre (Savoir et Faire), qui est un ouvrage écrit par un collectif d’auteurs. Des livres vendus par Myriam (la galerie qu’elle tient à Paris est galerie et librairie !) et aussi par le café-lecture Grenouille. Bref, nous avons de quoi lire !

Parler lecture fut l’occasion d’échanger sur la force d’un lieu qui est rencontres artistiques, culturelles et intellectuelles à la fois… et de nous donner rendez-vous à la conférence du lundi pour entendre Georges Chapouthier, Sylvie Dallet et Wei Liu et visionner ensuite deux films anciens proposés par l’Atelier du 7ème Art (Frédéric Rolland).

Les photos de ce billet ont été prises par Olga Kataeva, François Terrien, Franc Wattel  et moi-même.

« The Hazards of Love », The Decemberists : le rock merveilleux

Aude Crozet est doctorante en archéologie de la forêt. Sa thèse a pour but l’étude des relations entre les connaissances archéologiques et forestières dans les forêts de Chambord, Boulogne, Russy et Blois à partir de données archéologiques, textuelles et sylvicoles. Dans les péripéties de ses recherches et dans la joie de ses découvertes musicales dans le texte qui suit, Aude nous guide pour écouter The Hasards of Love. Chaque paragraphe correspond à un morceau. Bonne lecture et bonne écoute !

« La musique a un puissant pouvoir évocateur. Le rock et la pop ne dérogent pas à la règle.

The Decemberists, groupe de rock de Portland, Oregon, a sorti en 2009 The Hazard of Love, un « opéra rock » dont l’histoire  se déroule aux abords d’une forêt boréale. J’ai été touchée par la façon dont sont utilisés des instruments contemporains pour donner corps à un conte aux accents merveilleux, comportant de nombreuses références littéraires. En entendant Sylvie Dallet parler de la place de la forêt dans la littérature au Groupe d’histoire des forêts françaises (GHFF), et puis du festival des Arts ForeZtiers, j’ai pensé à cet album qui mêle heureusement la forêt, la littérature et la métamorphose. Je souhaite partager ici mes réflexions en amatrice de musique, ancienne étudiante en lettres, et doctorante en archéologie de la forêt.

Une jeune fille, Margaret, à cheval dans la taïga, tombe nez à nez avec un faon blanc blessé. Alors qu’elle le soigne, ce dernier se métamorphose en jeune homme, William. Les deux jeunes gens tombent amoureux (The Hazards of Love). Le morceau est fondé sur un arpège de guitare étoffé progressivement par d’autres instruments : des accords de basse, une rythmique soutenue, une nappe de clavier annonciatrice des « hazards » c’est-à-dire les péripéties, les périls promis à cette histoire d’amour naissante. https://www.youtube.com/watch?v=Fp_MVc3abXU

Margaret doit retourner chez son père. Elle découvre qu’elle est enceinte et est chassée de chez elle. Elle part à la recherche de son amour dans la taïga. Naïve et pure, elle espère que la forêt sera un havre de paix. Dans sa chanson (Won’t want for love), elle supplie la forêt que les feuilles s’étalent sur le chemin pour apaiser ses pieds nus, que les branches forment un berceau pour qu’elle s’y repose. La voix aiguë de Margaret s’oppose au rythme binaire de la batterie et à la basse très forte, évoquant la progression difficile de la jeune fille dans un environnement hostile, souligné à la fin de la chanson, par des riffs de guitare rappelant des sirènes.  https://www.youtube.com/watch?v=881qFziuGG8

Mais on apprend que la forêt est une puissante reine, qui avait recueilli et protégé le jeune homme en lui donnant l’apparence d’un faon. Et la reine refuse que son fils lui échappe pour une histoire d’amour avec une humaine. Le jeune homme demande à sa mère de lui laisser encore une nuit avec sa bien-aimée, et il reviendra vers elle. Dans le morceau The Wanting comes in waves/Repaid, la phrase de clavecin qui accompagne le couplet souligne le sentiment de fatalité vécu par William, contrebalancé par un refrain plus énergique où les chœurs féminins (qui rappellent la voix de Margaret) montrent que le jeune homme est mu par son amour pour la jeune fille. Cette chanson « à tiroir » comporte une mélodie différente réservée à la reine, où dominent des riffs de guitare électrique saturés associés une ligne de basse évoquant sa colère. https://www.youtube.com/watch?v=WfKhydixkeA

Fééries sylvestres (techniques mixtes Sylvie Dallet 2016

La reine trahit sa parole et s’allie à un homme infanticide, Rake, qui enlève Margaret et l’emmène de l’autre côté d’une rivière déchaînée. William offre de se sacrifier à la rivière pour sauver Margaret (Annan Water). La nappe de guitare qui couvre légèrement la voix de William dans Annan Water rappelle le courant bruyant et incessant des rapides d’une rivière. https://www.youtube.com/watch?v=WfKhydixkeA

Tristan & Iseult en la forêt (manuscrit du XVème siècle, BNF)

Il parvient à sauver Margaret. Pour rester à jamais réunis, et échapper aux périls de l’amour, les deux amoureux décident de se marier en se noyant dans la rivière Annan (The Drowned). https://www.youtube.com/watch?v=bRLSaBZV1Eo

Les harmonies légères et aigües (accordéon, guitare sèche) sont attribuées à l’amour des deux jeunes gens et des sonorités plus graves et sourdes (guitare électrique, basse, batterie) sont employées pour les « méchants » de l’histoire, un peu comme dans Pierre et le Loup (Prokofiev, 1936), où chaque personnage a son instrument. La musique n’est pas seulement la mise en forme des paroles, elle renforce et illustre le texte. Elle évoque aussi la force des éléments.

A mon sens, deux métamorphoses ont lieu dans cet opéra rock. Le faon blessé, de couleur blanche, symbole de merveilleux dans les contes (Chrétien de Troyes par exemple), s’est transformé deux fois : tout d’abord pour trouver refuge dans la nature, une deuxième fois pour rencontrer l’amour de sa vie. La deuxième métamorphose est celle de Margaret, qui porte le fruit de leur amour.

Ce conte musical fait de nombreux clins d’œil à de grandes œuvres littéraires. Cette histoire d’amour impossible rappelle celle de Roméo et Juliette, qui se rejoignent dans la mort. Merveilleux, chevaleresques ou courtois (Lancelot ou le Chevalier à la charrette de Chrétien de Troyes, 12e s.) : la forêt où Blanche-Neige se cache, où le Petit Chaperon Rouge se promène, est à la fois accueillante et dangereuse. Mythologique : la rivière Annan est un équivalent du Styx, que l’on passe pour aller dans le royaume des morts ; l’enlèvement est un topos de la mythologie (Europe enlevée par Zeus, de Perséphone par Hadès, d’Hélène par Pâris…

La mutation est un thème sous-jacent tout au long de ce conte musical. La nature est tantôt la bonne fée qui offre un asile à l’amour des deux jeunes gens, tantôt la sorcière maléfique usant de stratagèmes pour les détruire. Elle peut être tantôt un obstacle infranchissable, tantôt un refuge -temporaire ou éternel (la rivière). Une morale écologique contemporaine pourrait y voir l’amoralité de la nature, c’est-à-dire l’absence de la notion de bien ou de mal dans les phénomènes naturels, et leur toute-puissance comparée à l’histoire des hommes. »

Et… « Elle supplie la forêt que les feuilles s’étalent sur le chemin pour apaiser ses pieds nus, que les branches forment un berceau pour qu’elle s’y repose ». 

 

Les nouvelles arches de Noé

Sur le thème de la Botanique céleste au festival des Arts foreZtiers il y a deux ans, Albert David exposait une grande fresque photographique. Quelques mois plus tard, à la maison de Mandrin, avec Aurélie des Pierres, sculptrice, ses photographies organisés en douze thèmes engageaient la conversation avec des animaux et des idées de pierre. J’avais alors écrit ce billet. Il y a deux ans, au festival des Arts foreZtiers toujours, nous découvrions la musique des plantes et comment la capter. De cette découverte, l’idée d’une performance prend forme, associant musique des plantes et fresques photographiques. Albert photographie et compose. Cela faisait un bout de temps que nous nous disions qu’il y avait matière à osmose.

Ce sont les plantes et leur musique qui en ont donné le la. Nous en discutons, je dis à Albert que je chanterais bien aussi. Le phénomène de la nature urbaine totale devient un fil d’ariane. La performance Les nouvelles arches de Noé naît de nos discussions, de nos sorties et découvertes et de l’agencement des photos en fresques. Les paroles ne sont pas encore écrites à l’heure où j’écris ces lignes mais des idées se posent et des mélodies s’imposent, une chanson éclate, celle que Lucie Taffin a écrite et composée et qu’elle chante : Noé. Lucie, je l’ai rencontrée grâce aux Voisins du dessus, groupe dans lequel je chante. Depuis, j’aime à la suivre dans les caves parisiennes. Parisiens et gens de passage à Paris, découvrez-la ! Et voici maintenant sous forme d’une conversation l’histoire des nouvelles arches de Noé. 

Céline Mounier : Il y a deux ans, tu exposais une grande fresque photographique. Depuis, ta photothèque s’est enrichie de moultes nouveaux clichés. Au départ, tu l’as expliqué, est le geste.

Albert David : J’ai expliqué cela à la maison de Mandrin en ces termes : “D’abord, il y a le geste du bras, celui qui intuitivement donne une trajectoire à l’appareil. Ou bien c’est le train dans lequel je voyage, ou la voiture, ou encore le vélo, qui donne le mouvement. Il y aura, plus tard, des recadrages, mais pas de traitement de l’image : tout est fait à la prise de vue, avec un simple smartphone. Cette magie de l’impression du mouvement, je l’ai mise en scène dans trois univers : la forêt, la ville et la route, trois hauts lieux de nos vies.”

CM : De ces hauts lieux au bestiaire enchanté, quel est le cheminement ?

AD : Il y a un faisceau de chemins. Dans la ville, il y a des drôles d’animaux qui apparaissent. Je vois ici un rêne batifoleur, là une assemblée de singes, par là-bas deux chimères et de ce côté-ci, des formes canines furtives. Des animaux se sont révélés, un peu comme, dans la forêt nue de Philippe Tallis, des femmes sont révélées sur la toile, le geste révèle des animaux. La fresque Les animalités furtives se compose. Ces animalités sont nées de mes safaris photo urbains.

CM : Tu as composé une musique qui s’appelle Petite mélopée urbaine, je trouve qu’elle va bien avec cette fresque ! Pourrais-tu me parler de tes inspirations musicales, de celles qui comptent sur le thème du bestiaire ?

AD : Premièrement, il y a eu la musique des plantes. Il y a deux ans, je n’ai pas résisté à l’envie d’acheter l’appareil qui permet de la capter et je me suis aperçu qu’on pouvait aussi bien capter le son que nous émettons, nous, les humains animaux. Je compose de la musique et j’aime jouer des sons. Des sons sont captés, leur sont associés des instruments, je les combine entre eux, écoutons par exemple Le framboisier et le laurier, et puis, j’ai enrichi la symphonie de la nature de mes improvisations dessus.

CM : Tes doigts, les plantes et les animaux que nous sommes ont l’air de bien s’entendre…

AD : Nous nous entendons plutôt bien, oui c’est une découverte d’un chemin pour Les nouvelles arches de Noé ! Deuxièmement, il y a un peu plus d’un an, nous découvrions une exposition intitulée Le grand orchestre des animaux, de Bernie Krause, musicien et acousticien qui a introduit le terme de biophonie. C’était à la Fondation Cartier. L’Amazonie a sa symphonie, la Sibérie la sienne, nous donne-t’il à écouter. Il a enregistré des sons de la nature, parfois aux mêmes endroits à une ou deux décennies d’écart, et il est terrifiant de constater que l’intensité sonore diminue. Troisièmement, il y a dans ce que je compose un héritage de la pop expérimentale, écoutons Jon Hassel, et un goût pour des expérimentations sonores. Petite mélopée urbaine est un morceau que j’ai composé il y a déjà quelque temps.

CM : Je souhaite revenir sur tes safaris comme tu dis. Le 8 mai, je me souviens bien de la date parce que mon grand était en pleines épreuves écrites de concours ce jour-là, je t’ai accompagné dans un de tes safaris. C’était au Parc Floral de Vincennes, le printemps avait explosé, les pivoines éclataient et les rhododendrons étaient de mille feux. Ce jour-là, le bestiaire s’est grandement agrandi !

AD : Le safari photo fut fructueux ce jour-là en effet ! C’est ce jour que sont apparus un cacatoès, deux poules, un caméléon et des petits tapirs tapis. Ils ne faisaient pas à eux seuls une fresque, mais ils en deviendraient bientôt des pièces maîtresses. Et sur l’assemblage, tu as l’oeil! J’ai décidé aussi de jouer sur les couleurs. Le safari du 8 mai était haut en couleur. Il y a une joie singulière qui se dégage, je trouve. 

CM : Nous avons appelé la fresque Autour de Loïe ! Le cacatoès, il me fait penser à Loïe Fuller, elle tourne et tourne, cela donne envie de chanter ce Tourbillon de la vie. En plus un cacatoès, c’est un oiseau qui mange sa cage, c’est fabuleux ça. Petit tapirs tapis, ça se chante, ça se slamme. Tu as raison, il y a de la joie. Et en même temps une certaine gravité parce qu’on espère que toutes ces couleurs attirent les abeilles, parce que les abeilles, il faut les sauver. Le chant se fait politique et on entend “le chant aigre” de l’abeille. Je mets des guillements car c’est une formule qu’emploie Maurice Genevoix dans son bestiaire enchanté. La première nouvelle s’appelle L’abeille justement. Je voudrais le chanter sur la musique des plantes. Trouver à combiner le sautillement et la gravité.

AD : Tu as demandé des conseils à Lucie pour chanter, raconte !

CM : Lucie me conseille d’abandonner le terme “performance”. Il ne s’agit pas d’être performant mais d’être calme, de se ménager et d’arriver sur la musique quand je sentirai que le moment sera bon. Lucie me conseille de maîtriser le temps, un slam sur une minute, un mouvement plus lent pourquoi pas sur trois minutes, sur les textes parlés, faire glisser peut-être des notes ou des envolées. Lucie est flattée quand je lui demande si je peux chanter Noé. Moi j’ai le trac et je suis impressionnée. Elle est belle Lucie avec son fidèle accordéon. Elle fait rire et elle émeut. J’ai éclaté de rire quand j’ai écouté pour la première fois ce refrain :  

« Nous ne serons pas amers / mais il n’y a plus de mystère / tu vois bien qu’il s’est cassé / oui sans nous / ce connard de Noé »

Puis j’ai été grave quand j’ai véritablement été attentive aux paroles. Il y a de quoi. A l’heure où j’écris ces lignes, un énorme bloc de glacier s’échappe du Groenland faisant monter le niveau zéro des océans. Elle chante cela. J’écoute Lucie et je lis Bénédicte Manier, un livre intitulé Made in India, rendez-vous au chapitre Les reforestations citoyennes. Quand on reboise, les tigres reviennent…

AD : … Tu racontes cela et voilà que les créatures que j’ai photographiées sur les routes deviennent Les tigres mécaniques. Cette fresque s’est ainsi imposée. Le panneau s’agence ainsi par effet de révélation. Et puis tu lis un article Bénédicte Manier sur les animaux en ville sur son blog, nous parlons de forêt urbaine et, de fil en aiguille, de Nature totale. Il y a des osmoses entre des créations des hommes et la nature. La ville révèle ses créatures animales. La nature urbaine est en rébellion. La ville est forêt. Les paroles risquent de se faire colère…

CM : … Ou chevauchée en « vélo-cheval », pour emprunter la formule à Amélie Nothomb dans Le sabotage amoureux, dans la ville ! Dis-moi, pourquoi une fresque s’appelle-t’elle Les animaux déçus ?

AD : J’ai photographié une grue de taille moyenne, il y a quelques temps, vers l’avenue de France à Paris, et le geste que j’ai utilisé le temps de capter l’image a donné à la grue une forme courbe, gracieuse, un peu fragile, et comme tête baissée. Un titre m’est immédiatement venu, “La déception de l’hippocampe”. Puis nous avons regardé ensemble certaines de mes autres photos, et la force inspirante de cette idée de déception nous a fait réaliser que l’hippocampe avait des compagnons de déception. Les animaux déçus, cela me touche parce que ça leur donne une âme particulière – il faut une belle conscience pour pouvoir éprouver la déception, et aussi parce que je n’aime pas voir des gens déçus, cela m’attriste et m’émeut. Mais une prochaine série pourrait être Les animaux chevaleresques, ceux qui redressent la tête !

CM : Des animaux chevaleresques, Les mandibulés, une nature totale, des chevauchées en ville, voici Les nouvelles arches de Noé. 

Le Bestiaire enchanté, une autre façon de raconter les histoires…

Un projet sensationnel, porté par la Galerie terres d’Aligre, partenaire du Festival.
Arts du feu et livres d’art… un nouvel  et intrigant récit du bestiaire enchanté : vingt neuf animaux crées, quinze céramistes sollicités, une galeriste inspirée à l’orchestre,  sur le le livret éponyme de Maurice Genevoix.

Nous sommes allées,  Céline Mounier et Sylvie Dallet, à la rencontre de Myriam Bürgi qui nous a reçues fort chaleureusement. Tout est beau dans ce lieu. Nous nous sentions bien dans la galerie cette fin d’après-midi-là. Nous échangions sur le métier de libraire d’art/galeriste, que nous comparions à celui de metteur en scène, en citant Ariane Mnouchkine. Nous discutions du Bestiaire enchanté de Maurice Genevoix, nous en commencions lecture, nous avions envie de lire à voix haute, l’écriture est de haute tenue et à la lecture, on vit la nature, on se meut en elle, et dans les souvenirs de l’auteur. Depuis cette rencontre, Myriam Bürgi nous a fait le cadeau de sa plume, par le récit que voici.

« La galerie terres d’Aligre (Paris 75012) dédiée à la céramique contemporaine a été créée en 2008 par Philippe Albizzati et Myriam Bürgi, altiligériens d’adoption depuis 1978.

En découvrant le thème de l’édition 2018 du festival : Bestiaire enchanté, une autre façon de raconter les histoires… notre projet de simple visite s’est mué en projet de présentation de sculptures animalières car notre expérience en la matière nous a convaincu, aux sourires qui fleurissent sur les lèvres des visiteurs, que le bestiaire est par essence enchanteur. Une exposition sur le thème du bestiaire est une promesse de bonheur partagé et ce thème a résonné pour nous comme une invitation à rejoindre le festival.

Passé ce premier moment d’enthousiasme, il fallait resserrer le champ, fixer un cadre, avoir un fil conducteur… Bestiaire enchanté, bien mais quels animaux ? Familiers, méconnus, symboliques, sauvages, européens, exotiques, utiles, nuisibles, petits, grands, qui attirent la sympathie, le rire, la peur, héros de fables, de contes … ?

Pianoter bestiaire enchanté sur le net, découvrir le livre éponyme de Maurice Genevoix (1890 – 1980) et adopter sans réserve son choix éclectique de 29 animaux : l’abeille, l’alose, l’anguille, l’autruche, l’aoûtat, le barbeau, le chevesne, la carpe, le chimpanzé, le chat, le chien, la chouette, la coccinelle, l’écureuil, l’élan, l’éphémère, l’escargot, la grenouille et ses têtards, le grèbe, la libellule, le loir, le loriot, le loup, la marmotte, la mésange, le serpent, la pipistrelle, l’oie sauvage et le mouflon.

Les nouvelles, une pour chaque animal, racontent et entrelacent souvenirs, leçons de savoir-vivre, stratégies de pêche, rencontres… le narrateur est tour à tour contemplatif, chasseur, homme de la brousse, philosophe, villageois, enfant, grand-père… une autre façon de raconter les histoires.

Le livre de Maurice Genevoix, Bestiaire enchanté, est épuisé depuis longtemps. L’éditeur n’a plus de contact avec les ayant droits. Plusieurs solutions : le livre d’occasion chez les bouquinistes réels ou en ligne, la bibliothèque municipale ou celle de votre grand-mère, les vide-greniers…

Narration enchanteresse : l’audace de la nouvelle sur l’aoûtat, la description de la vie d’autrefois, une fine observation de la nature, la magie des têtards, la rencontre tendre avec l’écureuil, la chasse et la pêche que Maurice Genevoix pratique à l’occasion, mais aussi les méfaits du consumérisme, son horreur du carnage des cuisses de grenouilles…

Son style, poétique et raisonnable, a un effet apaisé, apaisant. De l’avis de plusieurs lecteurs, pour en goûter toute la richesse et la saveur : lire une à trois nouvelles à la suite, pas plus.

Céramiques animalières, à quels céramistes demander de contribuer ? Pendant les semaines qui ont suivies notre proposition de participer et l’accord des organisateurs du festival, au fil de nos rencontres ou de façon plus déterminée vis-à-vis de céramistes animaliers avec qui nous avions déjà travaillé nous nous sommes appliqués à faire naître des désirs d’aoûtat et de mouflon, de têtard et de marmotte… Nous avons aussi recruté des sculptures « déjà là » de chien, de loriot… 

Les céramistes se sont exprimés en sculpture ou en dessin (sur assiettes, plats, coupes et carreaux), en collant à la réalité ou en s’en affranchissant, en grès ou en porcelaine, terre émaillée ou terre brute, cuisson au bois ou au gaz, à l’échelle qui est la leur… en choisissant dans le bestiaire de Maurice Genevoix un animal ou plusieurs, en une pièce unique ou en plusieurs déclinaisons, avec un seul animal ou en groupe, présentant l’animal seul ou mis en scène…

Chaque céramiste a été libre d’investir les animaux de son choix pour peu qu’ils appartiennent au Bestiaire enchanté de Maurice Genevoix.

Quinze céramistes participent : Cécile Aurejac, Evelyne Boinot, Capri, Pablo Castillo, Nicole Crestou, Jean-Jacques Dubernard, Fany G, Emilie Gavet, Joëlle Gervais, Marie-Eve Ginhoux, Marie-Pierre Lamy, Cécile Meunier, Martine Nonnenmacher, Simone Perrotte, Elodie Lesigne.

« la chouette » par Emilie Gavet

Elles et ils sont d’Auvergne ou de plus loin, seront présents ou nous auront confié leurs pièces.

Lorsque plusieurs céramistes participent à une même exposition, c’est l’occasion pour le public de découvrir dans le même espace-temps l’incroyable diversité de la création céramique. Diversité des imaginaires, des univers esthétiques auquel chacun se réfère, des techniques et procédés utilisés qui génèrent à l’infini des variations de texture, de couleurs, de matité…

L’installation aura, elle aussi, son rôle à jouer.

Enfin, vous viendrez, vous verrez et vous exprimerez ! »