« Ellen leur apprenait à lire et tout ce qu’il y avait à savoir pour subsister sans dépendre de personne. Comment cultiver, pêcher, chasser : « Prends uniquement ce dont tu as besoin et ne jette rien, trouve une utilité à chaque chose. » Comment cueillir : « Toutes les baies sont comestibles, mais en manger trop donne la courante. ». Se soigner : « L’écorce de cèdre pour la fièvre, le champignon noir pour cicatriser ». Elle leur enseignait comment saler le saumon, pour le conserver durant l’hiver. Comment tanner les peaux. Rapiécer les vêtements. Elle leur apprenait à écouter. « Ferme les yeux. Concentre-toi sur ta respiration. Ralentis jusqu’à la caler sur le rythme de la forêt. »
Ecouter ? Tout au début, les deux garçons ne comprenaient pas de quoi elle parlait. Ils essayèrent encore et encore, sans succès, pendant des mois. Jusqu’au jour où ils n’eurent plus besoin de fermer les yeux pour sentir la forêt battre en eux comme un second cœur. Alors ils entendirent les griffes de l’ours raclant l’écorce d’un épicéa centenaire. L’eau des glaciers dévalant les pierres mouchetées de lichen. Le plongeon du louveteau découvrant la rivière. Le combat entre deux mulots pour une pomme de pin. Le craquement discret de la branche réceptionnant le bon de l’écureuil. Le crépitement du bourgeon prêt à jaillir. Ces sons les emplirent. Les deux enfants vibraient. Ils étaient ancrés à la terre et libres comme le vent.
Le soir, pour nourrir leurs rêves des images anciennes, Ellen leur narrait les contes tsimshian de son enfance. L’histoire de Petit Aigle et Aigle Seul, la légende d’Ailes coupées et Lame affutée ou encore, celle des loups et des chevreuils.
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Dans la conception du monde tsimshian, les animaux possèdent un esprit semblable à celui des hommes. Ceux qu’ils nomment les hommes-saumons vivent dans des villages en aval des rivières. La saison venue, ils quittent leur enveloppe humaine pour se glisser dans le corps d’un saumon, remonte les eaux et nourrissent les Tsimshian de leur clair – mais à la condition que ceux-ci consomment la totalité des saumons, offrent leurs entrailles à la rivière et brûlent leurs arêtes. Car si le poisson n’est pas consommé entièrement, son esprit ne peut pas regagner son enveloppe humaine. Il ne pourra pas redevenir saumon l’année suivante. Le cycle est brisé.
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Thème « La connaissance par le corps »