Extrait de « La disparition des rêves » de Mariane Rötig

« Tandis que nos ronds de fumée se mêlaient, je me demandais pourquoi Marie m’avait convoquée dans ce lieu où on ne venait jamais par hasard. A la cabane, on avait coutume de l’appeler la clairière de conciliabules. Visiblement amusée de ma curiosité, Marie me laissa terminer ma cigarette et boire un peu de café avant de mettre fin au suspense.

-Ces rêves enfuis, les tiens, les autres… Je suis restée éveillée une bonne partie de la nuit. Mais j’ai dormi au matin, et j’ai rêvé.

Son profil se mêlait au dessin des feuilles.

-J’étais à Marseille sur un immense navire, j’avais vingt ans et revenais de Grèce. Il y avait un vieux capitaine dont la cabine regorgeait de livre, à qui je me plaignais d’avoir perdu les miens, et mes affaires, et mes cahiers. J’aurais voulu quitter le bateau, fuir sur un petit voilier agile, mais le capitaine me regardait et tout s’arrêtait. Il parlait doucement, avec une langueur qui m’endormait. Il voulait que je me résigne, que j’accepte que ma malle soit perdue. Il disait qu’il me prêterait ses livres, avant que ceux-ci ne coulent à leur tour dans la mer, que tout cela n’avait aucune importance.

Elle me fixa, dure soudain.

-Camille, il ne faut pas écouter les capitaines. Il faut échapper à ceux qui veulent nous retenir sous de faux prétextes. A tous ceux qui disent que les malles n’ont pas d’importance et que peu importent les souvenirs. 

Elle demanda une autre cigarette et attendit que je la lui allume. Puis elle ouvrit son sac et en sortit un grand cahier à la couverture bleu et noir.

-Ouvre-le, je veux que tu regardes.

Des feuilles volantes dépassaient des pages. Il était épais et lourd. Je l’ouvris au hasard. Des dessins au crayon, à l’encre ou à l’aquarelle surgirent sous mes yeux. Entre eux, il y avait des mots, où je reconnus l’écriture de Marie.

-C’est mon cahier de rêves, celui que je tiens depuis plusieurs années, je te le confie. Si les tiens continuent de s’absenter, tu pourras puiser dedans. Lis-en un de temps à autre, invente la suite, faufile-toi. Camille, sois comme un chat. Tu te promènes sur un étroit chemin mais il n’y a aucune raison pour que tu tombes, je t’ai appris à être souple.

Elle tira une bouffée qui se décupla dans l’humidité ambiante.

-Je te le donne pour une autre raison : mon rêve montrait une bibliothèque. Elle était immense. Si les rêves s’absentent, il est temps de constituer des archives. Il faut que tu te fasses confiance : le rêve disait que tu trouverais cette bibliothèque. Je veux que tu y déposes mon cahier.

Ses yeux se perdaient dans les arbres. Puis ils redescendaient vers les miens, plus graves.

Camille, Camille

Elle commençait ainsi les conversations qui, contrairement aux autres, avaient un point vers lequel tendre.

… -… L’accélération a été trop forte. »

Thème « Guérir le monde abîmé »

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