Extrait de « L’arbre monde » de Richard Powers

« On est en 1950, et comme le jeune Cyparisse, qu’elle découvrira bientôt, la petite Patty Westerford tombe amoureuse de son cerf favori. Le sien est fait de brindilles, mais il n’en est pas moins vivant. Sans oublier : des écureuils faits avec deux coquilles de noix collées, des ours en bubble-gum, des dragons nés de cosses de caféiers du Kentucky, des fées arborant une capsule de gland, et un ange dont le corps en pomme de pin n’a besoin pour ses ailes que de deux feuilles de houx.

Elle bâtit pour ces créatures des maisons élaborées, avec des allées gravillonnées et des meubles en champignon. Elle les couche et les borde sous des couettes de pétales de magnolia. Elle veille sur elles…

Quand la tête de sa minuscule poupée de bois se détache, elle la plante dans le jardin, certaine qu’un autre corps lui repoussera.

Seul son père comprend son monde forestier… Bill Westerford emmène sa fille voir le monde.

Qu’est-ce qui est le plus nombreux : les étoiles de la Voie lactée ou les chloroplastes d’une seule feuille de maïs ? Quels arbres fleurissent avant d’avoir des feuilles, et inversement ? Pourquoi les feuilles au sommet des arbres sont-elles souvent plus petites que celles du bas ?

C’est ainsi que l’animisme des glands se transforme peu à peu en sa descendance, la botanique. Elle devient la meilleure et l’unique élève de son père pour la simple raison qu’elle seule, parmi toute la famille, voit ce qu’il sait : les plantes ont une volonté propre, de l’astuce et un but, tout comme les gens. Il lui parle, lors de leurs virées, de tous les miracles tortueux que la verdure peut concevoir. Les gens n’ont pas le monopole de l’étrangeté.

Il ramasse au sol une sorte de gros cornichon jaune qu’il lui tend. Elle l’a rarement vu aussi excité. Il saisit son couteau suisse et fend le fruit en deux, pour en exposer le beurre de la pulpe et les graines noires luisantes. A voir cette chair, elle a envie de crier de plaisir. Mais elle a la bouche pleine de pudding au caramel.

« Une papaye ! Le seul fruit tropical jamais échappé des tropiques. Le plus gros, le meilleur, le plus bizarre, le plus sauvage des fruits indigènes jamais produits sur ce continent. Et il s’est acclimaté ici, en plein Ohio. Et personne ne le sait ! »

Mais eux le savent.

Il lui explique que le mot book est issu du mot beech, en anglais comme en tant d’autres langages. Le livre est une arborescence née des racines du hêtre dans la langue originelle. Car c’est l’écorce de hêtre qui a accueilli les premières lettres du sanskrit.

Ce qu’elle préfère, ce sont les histoires où les gens se changent en arbres. Daphné, transformée en laurier juste avant qu’Apollon ne puisse l’attraper et lui faire du mal. Les meurtrières d’Orphée, retenues par la terre, qui voient leurs orteils se muer en racines, leurs jambes en troncs de bois. Elle lit le conte du jeune Cyparisse, qu’Apollon convertit en cyprès pour qu’il puisse pleurer à jamais son cerf abattu. Ses joues deviennent rouge betterave, rouge cerise, rouge pomme au récit de Myrrha, changée en myrte pour s’être glissée dans le lit de son père. Et elle pleure sur le couple fidèle, Philémon et Baucis, unis jusqu’à la fin des temps en tilleul et en chêne, récompensés d’avoir accueilli des inconnus qui se révélèrent être des dieux.

Elle relit son cher John Muir.

Nous traversons la Voie lactée tous ensemble, arbres et hommes. […] A chaque promenade avec la nature, on conçoit bien plus que ce qu’on cherche. L’accès le plus direct à l’univers, c’est une forêt sauvage.« 

Thème « Les racines s’entremêlent »

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