Archives mensuelles : juillet 2018

Visite guidée du Festival

Le festival des Arts foreZtiers a été le festival des sept lieux ! Sept espaces de Chavaniac ont été investis : les garages municipaux, la ferme Saint Eloi, entre ces deux lieux dans les jardins, la fontaine et autour, la maison des Aînés, le chemin entre cette maison et la salle des fêtes. Un haut-lieu que la salle des fêtes Myriam Bürgi y gardait tout le bestiaire de Maurice Genevoix. Tout le bestiaire ? Non, il manquait un animal à l’appel, l’anguille. Le bestiaire de Maurice Genevoix est composé de vingt-neuf animaux. Il y en avait vingt-huit trônant sur des billons, bestiaire enchanté sur botanique céleste !

J’ai proposé à Myriam une visite guidée du festival, frustrée qu’elle était, comme gardienne du bestiaire, de n’avoir pu profiter des six autres lieux. C’est qu’elle était le suricate du bestiaire, le vingt-neuvième animal, le suricate remplaçant l’anguille – espérons que Maurice Genevoix ne nous en aurait pas tenu rigueur ! Rendez-vous était pris ce jour-là à 18 heures. J’emmenai avec moi Myriam ainsi que Madame et Monsieur Philipon, lui qui avait préparé les billons pour l’exposition en salle des fêtes, transformant celle-ci en une forêt.

Depuis la salle des fêtes, nous avons suivi le chemin olfactif jusqu’à la maison des Aînés. Ce fut l’occasion de parler de parfums avec nos amis de Chidho, et d’animalité.

D’animalité car le liquide de glandes animales est une composante de parfums dans la tradition de ce métier, d’animalité car la transformation du parfum par notre peau est un mystère intime. Habillant les parfums, un cheval d’Olga Kataeva inspiré d’un voyage d’Olga en Chine, à Lanzhou dans le Gansu. Le paysage est harmonie. L’animal dans le paysage grandit l’harmonie. Nous avons quitté les parfumeurs et sommes descendus par la droite, d’où l’on peut admirer le paysage qui donne sur la chaîne des Puys. Virage à gauche et nous arrivions vers les garages.

Ces garages sont des lieux fabuleux à investir le temps du Festival. Le premier garage l’a été par Danielle Boisselier, Albert David et moi. Danielle a pendu ses soies, qui sont des impressions de photos et de calligraphies, tandis qu’Albert et moi avons proposé une expérimentation photographique, musicale et poétique qui nous a conduits en Chine, en Inde, à Vincennes et dans le monde étrange d’Albert présenté sur six panneaux photographiques, avec des titres comme Les tigres mécaniques ou Nature totale. Chaque fin de journée, une improvisation musicale combinait musique des plantes, ajout de rythmes et de mélodies, et textes dits ou chantés.

Le deuxième garage a rassemblé des oeuvres aussi harmonieusement différentes que celle de Martine Guitton qui sort du cadre pour en remplir cinq, d’Olga Kataéva avec ses tableaux à la tempéra sur les saisons (réalisés à la Ferme Saint Eloi lors de sa résidence), joli printemps avec ses « barachki », les petits moutons dans le ciel, de Wei Liu qui dessine à l’encre la fragilité, ainsi ces deux singes sur un fil. Une grande broderie d‘Elisabeth Toupet dédié aux bêtes imaginaires (inspirées des dessins de sa petite fille) jouxte les trois tableaux en noir et blanc de Qin Ni représentant des dromadaires, des souvenirs de son ancien appartement, rasé comme ça arrive souvent dans des villes chinoises. Elle a créé un musée imaginaire de chez elle. Le processus d’urbanisation est un virus. Le musée est imaginaire mais n’est pas sacré comme un musée. Critique de la ville qui rase, critique du musée qui sacralise. Jeu sacré, la narine est grande, la respiration est salvatrice, un instant, tandis que le virus touche la ville. Félix Monsonis, quant à lui, met en scène une autre forme de fragilité avec des youplalas inspirés des poupées kachinas que les Indiens Hopis créent en l’honneur des esprits tutélaires (la courge, le vent…), tandis que s’élancent bientôt les grands intissés (du papier spécial habituellement utilisé comme papier à peindre sur les murs) teintés de Katia Renvoisé.

Bientôt en effet. Katia a produit ses oeuvres en mode performance. Elle les a ensuite accrochées, un triptyque, dans le jardin de la ferme Saint Eloi, sur un mur de la maison. Mais le vent s’en est mêlé et a mis à mal les créations. Après réparation avec l’aide infirmière de Danielle, le triptyque a trouvé place dans le deuxième garage. En face de ce garage, un soir, Philippe Tallis a réalisé quelques dessins avec de l’encre appliquée au bâton croquant des personnes parmi le public du Festival.

Dans le troisième garage prenaient place le loup et la chouette d’Aurélie des Pierres en compagnie des tableaux de Sylvie Dallet, ensemble sur un grand bahut. La chouette surveille actuellement l’atelier de Sylvie. L’univers de Sylvie pousse à la méditation : des créatures humaines et animales jouent des harmonies comme dans un paysage chinois. Ceux-là pouvaient ensemble méditer sur les méduses de dentelle de Rosine Astorgue dans l’océan de l’air ambiant et regarder les vidéos d’artistes proposées par Vidéoformes. Dans le premier garage était aussi garée la salamandre, née du talent bricoleur de Franck Watel et d’Eddy Saint-Martin, après sa première sortie festivalière. Eddy également le couturier inspiré de l’immense bannière du Festival. 

C’est la salamandre qui avait surpris le vernissage, conduite chaudement par Franck et Eddy. La salamandre est ressortie vers le ruisseau. Elle avait soif ce jour-là. Ses admirateurs l’ont suivie en safari photo. La salamandre sortira de temps en temps dans les mois à venir, c’est certain ! Nous songeons à organiser un week-end sortie de la salamandre au temps des châtaignes.

Quand nous sortions des garages, Felix était en face de la buvette – une institution du Festival tenue par Anne Monsonis et Gilbert  Schoon qui en inventent les recettes ; la tapenade cela se fait avec des tapènes, tapena en provençal, des câpres, qu’on se le dise ! – avec deux youplalas dans les mains. Nous étions tous les quatre cois devant eux, n’osant les manipuler, de peur de leur faire mal – on a peur d’être gauche parfois avec les ouvrages des autres. Or ils sont forts ces youplalas. Nous étions tels des enfants, à leur faire faire des cabrioles.

Vers la ferme Saint Eloi, des merveilles nous attendaient : des racines d’Alexandra Lesage et des lierres de Pascal Masson perchés dans des arbres, les drôles d’animaux portant lunettes d’aviateurs de Georges Bellut, la peinture naturaliste tibétaine (troupeau de moutons)  de Weixuan Li, des créations des enfants du centre de loisirs de Paulhaguet, des oiseaux de dentelle confectionnés par Rosine, un milan bien planté sur son socle, imposant, beau. Son créateur, Diego Martinez, était un bijoutier de métier, ouvrier professionnel au savoir-faire reconnu par ses pairs et ses patrons. La retraite venue, il a souhaité poursuivre son art, en plus grand. Et voici le travail !

Dans la ferme Saint Eloi, nous découvrons des oeuvres que Ziqi Peng a ramenées de Chine dans sa valise. Venir avec des oeuvres de Chine n’a pas été une mince affaire pour Ziki alors que beaucoup d’artistes avaient répondu présents à son concours lancé dans la zone artistique 798 en banlieue pékinoise. Deux éventails précieux, une sculpture en bois odorant, des porcelaines, un tableau… le raffinement des œuvres dans une ambiance de grange ancienne.

Nous admirons ensuite la force des céramiques en raku de Cécile Auréjac. Chaque animal de Cécile est une présence qui s’impose. Ces trois ours magiciens de la terre, truffés de bois et d’écorces, sont les gardiens de la forêt ; elle les a placés sur la fenêtre en protection. Puis les chauves-souris et les Chabals Maï de Véro Bene, à noter des nanas parmi ce peuple d’humains-chevaux ! Véro peint sur grands formats et sur son carnet. S’arrêter quelque part et dessiner est un style de vie pour elle, ainsi que le traduit son blog, avec notamment un dessin de Jean-Eddy contant l’histoire de Tezin. Mais restons à la ferme Saint-Eloi encore un peu.

Sur la droite il y a les regards animaux d’Isabelle Lambert, minutieusement peints à la tempera. Si l’homme tourne le dos aux animaux, à l’animalité, l’avenir sera terrible, le présent l’est déjà. La fracture dorsale s’élargit, les regards foudroient le passant sur une paroi d’ombre. Les insectes géants de Diego semblent se diriger vers l’oeuvre d’Isabelle. Une chauve-souris géante nous accueillait dans la pièce.

Tournons  autour du poteau d’attache de l’étable et voyons les insectes peints par Diane Cazelles sur des pages de livres anciens récupérés, puis entrons dans la seconde pièce de la ferme, avec des photos anciennes de Chavaniac présentées par l’association Adrienne & Eugénie. Les insectes de Diane entrent en pleine résonance avec ceux de Diego. Samedi en soirée, la première salle a été transformée en un lieu de spectacle, conte musical autour d’un animal effrayant, le scarbougnarc de Loubeyrat, avec Pascal Masson et Thierry Marietan.

Remontant à la salle des fêtes en passant par la fontaine, on découvre l’oeuvre haïtienne de Jean-Eddy Rémy (celle croquée par Véro), un conte vaudou  qui, tel les tapisseries de Bayeux, est raconté en images :  ici sur du métal de bidons martelé et découpé pour laisser apparaître jours, personnages et situations. Les sculptures ont été réalisées en Haïti au village de Noailles pour le Festival. Matthias Cazin se relayait avec Jean-Eddy pour raconter l’histoire des amours d’un sirène et d’une humaine. Les poissons de la fontaine étaient tout ouïe !

De retour à la salle des fêtes, nous avons admiré sur l’estrade les tableaux féériques d‘Olga et d’Anne Marie Wauquiez fascinée par le monde des dinosaures, tandis qu’Elisabeth Toupet dévide un dragon d’aiguilles de pin. Regardons à nouveau toutes les céramiques des talentueux artistes qu’a fait travailler Myriam, que l’on peut retrouver sur son site web, et choisissons des ouvrages à lire : Célébrations de la nature de John Muir, Les céramistes d’art en France de Flora Bajard, La vérité sur les tapirs de Julien Baer, L’homme, l’animal et la machine de Georges Chapouthier et Frédéric Kaplan ainsi que La terre (Savoir et Faire), qui est un ouvrage écrit par un collectif d’auteurs. Des livres vendus par Myriam (la galerie qu’elle tient à Paris est galerie et librairie !) et aussi par le café-lecture Grenouille. Bref, nous avons de quoi lire !

Parler lecture fut l’occasion d’échanger sur la force d’un lieu qui est rencontres artistiques, culturelles et intellectuelles à la fois… et de nous donner rendez-vous à la conférence du lundi pour entendre Georges Chapouthier, Sylvie Dallet et Wei Liu et visionner ensuite deux films anciens proposés par l’Atelier du 7ème Art (Frédéric Rolland).

Les photos de ce billet ont été prises par Olga Kataeva, François Terrien, Franc Wattel  et moi-même.

Réflexions sur une belle aventure : les Arts ForeZtiers 2018

Le Festival des Arts Foreztiers vient de clôre sa sixième aventure : une expérience artistique qui entraine dans sa ronde des créateurs artistiques différents qui logent leurs expérimentations dans les garages, la salle des Fêtes, la salle des Ainés  (transformée en Cabinet de Parfumeur) et les différents espaces ouverts et fermés de la Ferme Saint Eloi, cœur du Festival.
De jeudi soir à lundi, les expositions, animations et conférences se sont déroulées de façon fluide, régulièrement relayées par la page Facebook des Arts Foreztiers. Nous revenons au site, que nos amis internationaux consultent de pair avec ceux des territoires. Nous allons maintenant vous raconter ces journées de travail, de création, de rencontres et de rires, à notre idée, c’est à dire de façon plurielle. Durant les quelques semaines à venir, des  récits et les photographies de l’événement seront partagés, donnant de notre œuvre collective, le chatoiement de sensations que nous avons ressenties.

Lectures de campagne, de bureau ou de plage, l’été sera foreztier.  Ce petit lézard qui explore une sculpture de chauve-souris, perché sur un billon de pin, s’est faufilé le dernier jour dans la salle des Fêtes, pour nous signifier que, comme chaque année, la fête était finie. Bizarre ce lézard qui revient symboliquement ponctuer de sa présence chaque année…

A bientôt de ces écritures sensibles et réfléchies ! La pluie a largement épargné le festival atypique, conçu par les artistes et les chercheurs, signalé par le magazine Artension  (numéro de juillet) parmi les 19 plus étonnants festivals de plein air de l’été 2018. Un avis qui nous a galvanisés, donnant à chacun l’occasion de donner le meilleur de ses créations, en harmonie avec les œuvres voisines. 

 

« The Hazards of Love », The Decemberists : le rock merveilleux

Aude Crozet est doctorante en archéologie de la forêt. Sa thèse a pour but l’étude des relations entre les connaissances archéologiques et forestières dans les forêts de Chambord, Boulogne, Russy et Blois à partir de données archéologiques, textuelles et sylvicoles. Dans les péripéties de ses recherches et dans la joie de ses découvertes musicales dans le texte qui suit, Aude nous guide pour écouter The Hasards of Love. Chaque paragraphe correspond à un morceau. Bonne lecture et bonne écoute !

« La musique a un puissant pouvoir évocateur. Le rock et la pop ne dérogent pas à la règle.

The Decemberists, groupe de rock de Portland, Oregon, a sorti en 2009 The Hazard of Love, un « opéra rock » dont l’histoire  se déroule aux abords d’une forêt boréale. J’ai été touchée par la façon dont sont utilisés des instruments contemporains pour donner corps à un conte aux accents merveilleux, comportant de nombreuses références littéraires. En entendant Sylvie Dallet parler de la place de la forêt dans la littérature au Groupe d’histoire des forêts françaises (GHFF), et puis du festival des Arts ForeZtiers, j’ai pensé à cet album qui mêle heureusement la forêt, la littérature et la métamorphose. Je souhaite partager ici mes réflexions en amatrice de musique, ancienne étudiante en lettres, et doctorante en archéologie de la forêt.

Une jeune fille, Margaret, à cheval dans la taïga, tombe nez à nez avec un faon blanc blessé. Alors qu’elle le soigne, ce dernier se métamorphose en jeune homme, William. Les deux jeunes gens tombent amoureux (The Hazards of Love). Le morceau est fondé sur un arpège de guitare étoffé progressivement par d’autres instruments : des accords de basse, une rythmique soutenue, une nappe de clavier annonciatrice des « hazards » c’est-à-dire les péripéties, les périls promis à cette histoire d’amour naissante. https://www.youtube.com/watch?v=Fp_MVc3abXU

Margaret doit retourner chez son père. Elle découvre qu’elle est enceinte et est chassée de chez elle. Elle part à la recherche de son amour dans la taïga. Naïve et pure, elle espère que la forêt sera un havre de paix. Dans sa chanson (Won’t want for love), elle supplie la forêt que les feuilles s’étalent sur le chemin pour apaiser ses pieds nus, que les branches forment un berceau pour qu’elle s’y repose. La voix aiguë de Margaret s’oppose au rythme binaire de la batterie et à la basse très forte, évoquant la progression difficile de la jeune fille dans un environnement hostile, souligné à la fin de la chanson, par des riffs de guitare rappelant des sirènes.  https://www.youtube.com/watch?v=881qFziuGG8

Mais on apprend que la forêt est une puissante reine, qui avait recueilli et protégé le jeune homme en lui donnant l’apparence d’un faon. Et la reine refuse que son fils lui échappe pour une histoire d’amour avec une humaine. Le jeune homme demande à sa mère de lui laisser encore une nuit avec sa bien-aimée, et il reviendra vers elle. Dans le morceau The Wanting comes in waves/Repaid, la phrase de clavecin qui accompagne le couplet souligne le sentiment de fatalité vécu par William, contrebalancé par un refrain plus énergique où les chœurs féminins (qui rappellent la voix de Margaret) montrent que le jeune homme est mu par son amour pour la jeune fille. Cette chanson « à tiroir » comporte une mélodie différente réservée à la reine, où dominent des riffs de guitare électrique saturés associés une ligne de basse évoquant sa colère. https://www.youtube.com/watch?v=WfKhydixkeA

Fééries sylvestres (techniques mixtes Sylvie Dallet 2016

La reine trahit sa parole et s’allie à un homme infanticide, Rake, qui enlève Margaret et l’emmène de l’autre côté d’une rivière déchaînée. William offre de se sacrifier à la rivière pour sauver Margaret (Annan Water). La nappe de guitare qui couvre légèrement la voix de William dans Annan Water rappelle le courant bruyant et incessant des rapides d’une rivière. https://www.youtube.com/watch?v=WfKhydixkeA

Tristan & Iseult en la forêt (manuscrit du XVème siècle, BNF)

Il parvient à sauver Margaret. Pour rester à jamais réunis, et échapper aux périls de l’amour, les deux amoureux décident de se marier en se noyant dans la rivière Annan (The Drowned). https://www.youtube.com/watch?v=bRLSaBZV1Eo

Les harmonies légères et aigües (accordéon, guitare sèche) sont attribuées à l’amour des deux jeunes gens et des sonorités plus graves et sourdes (guitare électrique, basse, batterie) sont employées pour les « méchants » de l’histoire, un peu comme dans Pierre et le Loup (Prokofiev, 1936), où chaque personnage a son instrument. La musique n’est pas seulement la mise en forme des paroles, elle renforce et illustre le texte. Elle évoque aussi la force des éléments.

A mon sens, deux métamorphoses ont lieu dans cet opéra rock. Le faon blessé, de couleur blanche, symbole de merveilleux dans les contes (Chrétien de Troyes par exemple), s’est transformé deux fois : tout d’abord pour trouver refuge dans la nature, une deuxième fois pour rencontrer l’amour de sa vie. La deuxième métamorphose est celle de Margaret, qui porte le fruit de leur amour.

Ce conte musical fait de nombreux clins d’œil à de grandes œuvres littéraires. Cette histoire d’amour impossible rappelle celle de Roméo et Juliette, qui se rejoignent dans la mort. Merveilleux, chevaleresques ou courtois (Lancelot ou le Chevalier à la charrette de Chrétien de Troyes, 12e s.) : la forêt où Blanche-Neige se cache, où le Petit Chaperon Rouge se promène, est à la fois accueillante et dangereuse. Mythologique : la rivière Annan est un équivalent du Styx, que l’on passe pour aller dans le royaume des morts ; l’enlèvement est un topos de la mythologie (Europe enlevée par Zeus, de Perséphone par Hadès, d’Hélène par Pâris…

La mutation est un thème sous-jacent tout au long de ce conte musical. La nature est tantôt la bonne fée qui offre un asile à l’amour des deux jeunes gens, tantôt la sorcière maléfique usant de stratagèmes pour les détruire. Elle peut être tantôt un obstacle infranchissable, tantôt un refuge -temporaire ou éternel (la rivière). Une morale écologique contemporaine pourrait y voir l’amoralité de la nature, c’est-à-dire l’absence de la notion de bien ou de mal dans les phénomènes naturels, et leur toute-puissance comparée à l’histoire des hommes. »

Et… « Elle supplie la forêt que les feuilles s’étalent sur le chemin pour apaiser ses pieds nus, que les branches forment un berceau pour qu’elle s’y repose ». 

 

Les nouvelles arches de Noé

Sur le thème de la Botanique céleste au festival des Arts foreZtiers il y a deux ans, Albert David exposait une grande fresque photographique. Quelques mois plus tard, à la maison de Mandrin, avec Aurélie des Pierres, sculptrice, ses photographies organisés en douze thèmes engageaient la conversation avec des animaux et des idées de pierre. J’avais alors écrit ce billet. Il y a deux ans, au festival des Arts foreZtiers toujours, nous découvrions la musique des plantes et comment la capter. De cette découverte, l’idée d’une performance prend forme, associant musique des plantes et fresques photographiques. Albert photographie et compose. Cela faisait un bout de temps que nous nous disions qu’il y avait matière à osmose.

Ce sont les plantes et leur musique qui en ont donné le la. Nous en discutons, je dis à Albert que je chanterais bien aussi. Le phénomène de la nature urbaine totale devient un fil d’ariane. La performance Les nouvelles arches de Noé naît de nos discussions, de nos sorties et découvertes et de l’agencement des photos en fresques. Les paroles ne sont pas encore écrites à l’heure où j’écris ces lignes mais des idées se posent et des mélodies s’imposent, une chanson éclate, celle que Lucie Taffin a écrite et composée et qu’elle chante : Noé. Lucie, je l’ai rencontrée grâce aux Voisins du dessus, groupe dans lequel je chante. Depuis, j’aime à la suivre dans les caves parisiennes. Parisiens et gens de passage à Paris, découvrez-la ! Et voici maintenant sous forme d’une conversation l’histoire des nouvelles arches de Noé. 

Céline Mounier : Il y a deux ans, tu exposais une grande fresque photographique. Depuis, ta photothèque s’est enrichie de moultes nouveaux clichés. Au départ, tu l’as expliqué, est le geste.

Albert David : J’ai expliqué cela à la maison de Mandrin en ces termes : “D’abord, il y a le geste du bras, celui qui intuitivement donne une trajectoire à l’appareil. Ou bien c’est le train dans lequel je voyage, ou la voiture, ou encore le vélo, qui donne le mouvement. Il y aura, plus tard, des recadrages, mais pas de traitement de l’image : tout est fait à la prise de vue, avec un simple smartphone. Cette magie de l’impression du mouvement, je l’ai mise en scène dans trois univers : la forêt, la ville et la route, trois hauts lieux de nos vies.”

CM : De ces hauts lieux au bestiaire enchanté, quel est le cheminement ?

AD : Il y a un faisceau de chemins. Dans la ville, il y a des drôles d’animaux qui apparaissent. Je vois ici un rêne batifoleur, là une assemblée de singes, par là-bas deux chimères et de ce côté-ci, des formes canines furtives. Des animaux se sont révélés, un peu comme, dans la forêt nue de Philippe Tallis, des femmes sont révélées sur la toile, le geste révèle des animaux. La fresque Les animalités furtives se compose. Ces animalités sont nées de mes safaris photo urbains.

CM : Tu as composé une musique qui s’appelle Petite mélopée urbaine, je trouve qu’elle va bien avec cette fresque ! Pourrais-tu me parler de tes inspirations musicales, de celles qui comptent sur le thème du bestiaire ?

AD : Premièrement, il y a eu la musique des plantes. Il y a deux ans, je n’ai pas résisté à l’envie d’acheter l’appareil qui permet de la capter et je me suis aperçu qu’on pouvait aussi bien capter le son que nous émettons, nous, les humains animaux. Je compose de la musique et j’aime jouer des sons. Des sons sont captés, leur sont associés des instruments, je les combine entre eux, écoutons par exemple Le framboisier et le laurier, et puis, j’ai enrichi la symphonie de la nature de mes improvisations dessus.

CM : Tes doigts, les plantes et les animaux que nous sommes ont l’air de bien s’entendre…

AD : Nous nous entendons plutôt bien, oui c’est une découverte d’un chemin pour Les nouvelles arches de Noé ! Deuxièmement, il y a un peu plus d’un an, nous découvrions une exposition intitulée Le grand orchestre des animaux, de Bernie Krause, musicien et acousticien qui a introduit le terme de biophonie. C’était à la Fondation Cartier. L’Amazonie a sa symphonie, la Sibérie la sienne, nous donne-t’il à écouter. Il a enregistré des sons de la nature, parfois aux mêmes endroits à une ou deux décennies d’écart, et il est terrifiant de constater que l’intensité sonore diminue. Troisièmement, il y a dans ce que je compose un héritage de la pop expérimentale, écoutons Jon Hassel, et un goût pour des expérimentations sonores. Petite mélopée urbaine est un morceau que j’ai composé il y a déjà quelque temps.

CM : Je souhaite revenir sur tes safaris comme tu dis. Le 8 mai, je me souviens bien de la date parce que mon grand était en pleines épreuves écrites de concours ce jour-là, je t’ai accompagné dans un de tes safaris. C’était au Parc Floral de Vincennes, le printemps avait explosé, les pivoines éclataient et les rhododendrons étaient de mille feux. Ce jour-là, le bestiaire s’est grandement agrandi !

AD : Le safari photo fut fructueux ce jour-là en effet ! C’est ce jour que sont apparus un cacatoès, deux poules, un caméléon et des petits tapirs tapis. Ils ne faisaient pas à eux seuls une fresque, mais ils en deviendraient bientôt des pièces maîtresses. Et sur l’assemblage, tu as l’oeil! J’ai décidé aussi de jouer sur les couleurs. Le safari du 8 mai était haut en couleur. Il y a une joie singulière qui se dégage, je trouve. 

CM : Nous avons appelé la fresque Autour de Loïe ! Le cacatoès, il me fait penser à Loïe Fuller, elle tourne et tourne, cela donne envie de chanter ce Tourbillon de la vie. En plus un cacatoès, c’est un oiseau qui mange sa cage, c’est fabuleux ça. Petit tapirs tapis, ça se chante, ça se slamme. Tu as raison, il y a de la joie. Et en même temps une certaine gravité parce qu’on espère que toutes ces couleurs attirent les abeilles, parce que les abeilles, il faut les sauver. Le chant se fait politique et on entend “le chant aigre” de l’abeille. Je mets des guillements car c’est une formule qu’emploie Maurice Genevoix dans son bestiaire enchanté. La première nouvelle s’appelle L’abeille justement. Je voudrais le chanter sur la musique des plantes. Trouver à combiner le sautillement et la gravité.

AD : Tu as demandé des conseils à Lucie pour chanter, raconte !

CM : Lucie me conseille d’abandonner le terme “performance”. Il ne s’agit pas d’être performant mais d’être calme, de se ménager et d’arriver sur la musique quand je sentirai que le moment sera bon. Lucie me conseille de maîtriser le temps, un slam sur une minute, un mouvement plus lent pourquoi pas sur trois minutes, sur les textes parlés, faire glisser peut-être des notes ou des envolées. Lucie est flattée quand je lui demande si je peux chanter Noé. Moi j’ai le trac et je suis impressionnée. Elle est belle Lucie avec son fidèle accordéon. Elle fait rire et elle émeut. J’ai éclaté de rire quand j’ai écouté pour la première fois ce refrain :  

« Nous ne serons pas amers / mais il n’y a plus de mystère / tu vois bien qu’il s’est cassé / oui sans nous / ce connard de Noé »

Puis j’ai été grave quand j’ai véritablement été attentive aux paroles. Il y a de quoi. A l’heure où j’écris ces lignes, un énorme bloc de glacier s’échappe du Groenland faisant monter le niveau zéro des océans. Elle chante cela. J’écoute Lucie et je lis Bénédicte Manier, un livre intitulé Made in India, rendez-vous au chapitre Les reforestations citoyennes. Quand on reboise, les tigres reviennent…

AD : … Tu racontes cela et voilà que les créatures que j’ai photographiées sur les routes deviennent Les tigres mécaniques. Cette fresque s’est ainsi imposée. Le panneau s’agence ainsi par effet de révélation. Et puis tu lis un article Bénédicte Manier sur les animaux en ville sur son blog, nous parlons de forêt urbaine et, de fil en aiguille, de Nature totale. Il y a des osmoses entre des créations des hommes et la nature. La ville révèle ses créatures animales. La nature urbaine est en rébellion. La ville est forêt. Les paroles risquent de se faire colère…

CM : … Ou chevauchée en « vélo-cheval », pour emprunter la formule à Amélie Nothomb dans Le sabotage amoureux, dans la ville ! Dis-moi, pourquoi une fresque s’appelle-t’elle Les animaux déçus ?

AD : J’ai photographié une grue de taille moyenne, il y a quelques temps, vers l’avenue de France à Paris, et le geste que j’ai utilisé le temps de capter l’image a donné à la grue une forme courbe, gracieuse, un peu fragile, et comme tête baissée. Un titre m’est immédiatement venu, “La déception de l’hippocampe”. Puis nous avons regardé ensemble certaines de mes autres photos, et la force inspirante de cette idée de déception nous a fait réaliser que l’hippocampe avait des compagnons de déception. Les animaux déçus, cela me touche parce que ça leur donne une âme particulière – il faut une belle conscience pour pouvoir éprouver la déception, et aussi parce que je n’aime pas voir des gens déçus, cela m’attriste et m’émeut. Mais une prochaine série pourrait être Les animaux chevaleresques, ceux qui redressent la tête !

CM : Des animaux chevaleresques, Les mandibulés, une nature totale, des chevauchées en ville, voici Les nouvelles arches de Noé.