Tous les articles par Sylvie Dallet

Mélèze de mon Jardin, par Maryse Emel

C’était mon mélèze. Fort, robuste et au milieu du jardin. Probablement qu’il m’avait murmuré que ce lieu était le mien. Je m’y installais.
Il me donnait des racines sans que je ne l’aie jamais su. L’habitude de le voir dans ce quotidien sans doute avait transformé sa présence en absence. Il était là et je ne voyais rien.
Tellement élevé vers le ciel que tout le monde avait renoncé à remettre en cause cette grandeur exclusive. Les autres arbres faisaient profil bas.
Les jours de tempête il accompagnait les bourrasques du vent. Il m’effrayait aussi. Mais après il n’y avait plus qu’à ramasser les brindilles, les sécher et faire le feu dans la cheminée.
Il résistait à tout. Mes enfants couraient autour, jouant à des jeux d’enfants, invisibles aux adultes.
C’était mon mélèze.
Il est toujours là. Moi j’ai dû partir, découvrant alors soudain sa présence dans cette absence que j’avais choisie.
Il me donnait des racines, je n’en ai plus. On peut toujours se consoler en en appelant à la raison. Mais sur ce coup, impuissante la raison !
Je n’ai jamais su pourquoi sa présence ne cesse jamais de m’étreindre.
Je n’ai jamais réussi à me fixer comme disent trop de gens.
Le souvenir est là, je le vois, moi qui oublie si vite un passé qui m’incommode.
C’était mon mélèze. Je le sens très fort. D’autres que moi s’en approchent.
Moi, je pleure encore parfois.
Maryse Emel

L’arbre, un poème d’Émile Verhaeren (Belgique)

Tout seul,

Que le berce l’été, que l’agite l’hiver,
Que son tronc soit givré ou son branchage vert,
Toujours, au long des jours de tendresse ou de haine,
Il impose sa vie énorme et souveraine
Aux plaines.

Il voit les mêmes champs depuis cent et cent ans
Et les mêmes labours et les mêmes semailles ;
Les yeux aujourd’hui morts, les yeux
Des aïeules et des aïeux
Ont regardé, maille après maille,
Se nouer son écorce et ses rudes rameaux.
Il présidait tranquille et fort à leurs travaux ;
Son pied velu leur ménageait un lit de mousse ;
Il abritait leur sieste à l’heure de midi
Et son ombre fut douce
A ceux de leurs enfants qui s’aimèrent jadis.

Dès le matin, dans les villages,
D’après qu’il chante ou pleure, on augure du temps ;
Il est dans le secret des violents nuages
Et du soleil qui boude aux horizons latents ;
Il est tout le passé debout sur les champs tristes,
Mais quels que soient les souvenirs
Qui, dans son bois, persistent,
Dès que janvier vient de finir
Et que la sève, en son vieux tronc, s’épanche,
Avec tous ses bourgeons, avec toutes ses branches,
– Lèvres folles et bras tordus –
Il jette un cri immensément tendu
Vers l’avenir.

Alors, avec des rais de pluie et de lumière,
Il frôle les bourgeons de ses feuilles premières,
Il contracte ses noeuds, il lisse ses rameaux ;
Il assaille le ciel, d’un front toujours plus haut ;
Il projette si loin ses poreuses racines
Qu’il épuise la mare et les terres voisines
Et que parfois il s’arrête, comme étonné
De son travail muet, profond et acharné.

Comment situer le Milieu du Monde ?

Dans le thème du Festival des Arts ForeZtiers 2015, « L’Arbre du Milieu du Monde », notre réflexion est, d’emblée, accaparée par le mot « arbre ». De fait, tant par ses réalités multiples, que par la richesse de son symbolisme, l’arbre, les arbres, nous sont relativement familiers.
Ce mouvement spontané de l’esprit – réfléchir autour de l’arbre, nous évite cependant je pense de prendre la réelle mesure de notre ignorance, et peut-être ainsi nous évite d’avoir à nous confronter à chose moins connue, voire de nous inconnue : le Milieu du Monde.
Le milieu, à proprement parler, n’est pas véritablement le centre. Le milieu est à égale distance de deux points que nous restons toujours libres d’imaginer sur différents plans, tandis que la notion de centre induit un point intérieur fixe.
Pour parvenir à l’idée du Milieu du Monde, nous devons d’abord je crois nous dévêtir intellectuellement, nous défaire de ce que nous croyons savoir, par exemple concernant l’axis mundi, l’Arbre Séphirotique, et autres voies labyrinthiques propres à nous égarer. Nous devons détisser, chercher les idées derrière les mots, et même bien au-delà des symboles avec lesquels il peut être parfois si facile de jongler. Nous devons dé-lire.

Nous pourrions alors je pense évoquer un quelque-nulle-part, qui serait à mi-lieu. A mi-chemin. Mais comme la pointe élevée d’un triangle l’est de ses deux angles de base.
Cet espace singulier, nous pourrions le concevoir comme zone de tramage de deux autres environnements. Comme une zone d’interférences aussi, c’est-à-dire de superposition d’ondes en partie de même nature entre, d’une part, le monde extérieur à nous, et, d’autre part, ce que nous désignons comme étant notre monde intérieur, c’est-à-dire celui à partir duquel nous lisons le monde extérieur comme réel, et également notre monde dit « intérieur » comme imaginaire, ou, d’une quelconque façon, comme relevant de l’ordre de la simulation.
Une telle zone intermédiaire, médiane et médiatrice, pourrait en fait être à mi-lieu. Ni extérieure, ni intérieure, dans un entre-deux, dans l’interstice et le laps, la compénétration, là où ça ne coïncide plus vraiment et où un switch peut se produire, comme la simple action d’un commutateur qui rendrait l’interconnexion possible.
Jouer avec les mots, se jouer du langage, pourrait permettre cette bascule. Par exemple, pointer le double sens de « gravité » dans toute sa force de gravitation, et toute la polysémie du terme « milieu », jusqu’à l’immonde peut-être, pour passer du « centre de gravité » à un « milieu de gravité ». D’autres parcours à imaginer sont possibles et, espérons-le, nombreux. Parce qu’il n’en a aucune, un tel espace peut accueillir toutes les formes.
Une approche chronotopique, c’est-à-dire qui reconsidérerait les éléments, à la fois, temporels et spatiaux, contenus dans le thème de ce festival 2015, pourrait ainsi cet été faire coïncider à Chavaniac-Lafayette l’espace géographique physique avec… le Milieu du Monde.

Egolocaliser (géolocaliser en soi) cet espace mental, le Milieu du Monde, pensé comme intérieur, et tracer de possibles trajets pour y parvenir, pour y advenir, serait peut-être alors véritablement se permettre l’accès au non-site de l’Arbre du Milieu du Monde, à ce non-emplacement, ce non-lieu du langage courant où la Parole s’arrêterait pour faire véritablement sens.
J’imagine que cet espace joue comme le miroir et autres artifices dont usa Diego Vélasquez dans sa célèbre toile Las Meninas, et pouvoir peut-être en arriver ainsi à une conclusion assez proche de celle de Michel Foucault en 1966 dans son essai Les mots et les choses. Cet espace-miroir du Milieu du Monde : « restitue la visibilité [la lisibilité] à ce qui demeure hors de tout regard. ».

Lorenzo Soccavo, chercheur en prospective du livre et de la lecture.

Aux Arbres

Arbres de la forêt, vous connaissez mon âme!
Au gré des envieux, la foule loue et blâme ;
Vous me connaissez, vous! – vous m’avez vu souvent,
Seul dans vos profondeurs, regardant et rêvant.
Vous le savez, la pierre où court un scarabée,
Une humble goutte d’eau de fleur en fleur tombée,
Un nuage, un oiseau, m’occupent tout un jour.
La contemplation m’emplit le cœur d’amour.
Vous m’avez vu cent fois, dans la vallée obscure,
Avec ces mots que dit l’esprit à la nature,
Questionner tout bas vos rameaux palpitants,
Et du même regard poursuivre en même temps,
Pensif, le front baissé, l’œil dans l’herbe profonde,
L’étude d’un atome et l’étude du monde.
Attentif à vos bruits qui parlent tous un peu,
Arbres, vous m’avez vu fuir l’homme et chercher Dieu!
Feuilles qui tressaillez à la pointe des branches,
Nids dont le vent au loin sème les plumes blanches,
Clairières, vallons verts, déserts sombres et doux,
Vous savez que je suis calme et pur comme vous.
Comme au ciel vos parfums, mon culte à Dieu s’élance,
Et je suis plein d’oubli comme vous de silence!
La haine sur mon nom répand en vain son fiel ;
Toujours, – je vous atteste, ô bois aimés du ciel! –
J’ai chassé loin de moi toute pensée amère,
Et mon cœur est encor tel que le fit ma mère!

Arbres de ces grands bois qui frissonnez toujours,
Je vous aime, et vous, lierre au seuil des autres sourds,
Ravins où l’on entend filtrer les sources vives,
Buissons que les oiseaux pillent, joyeux convives!
Quand je suis parmi vous, arbres de ces grands bois,
Dans tout ce qui m’entoure et me cache à la fois,
Dans votre solitude où je rentre en moi-même,
Je sens quelqu’un de grand qui m’écoute et qui m’aime!
Aussi, taillis sacrés où Dieu même apparaît,
Arbres religieux, chênes, mousses, forêt,
Forêt! c’est dans votre ombre et dans votre mystère,
C’est sous votre branchage auguste et solitaire,
Que je veux abriter mon sépulcre ignoré,
Et que je veux dormir quand je m’endormirai.

Victor Hugo

Les bois noirs d’Henri Pourrat

En 1931, Henri Pourrat décrit au travers du récit de Gaspard des Montagnes, les bois noirs du Forez :

« Elles n’ont rien de trop gai, les forêts qui s’en vont sur ces plateaux, du côté de la Chaise-Dieu. Des sapins, des sapins, des sapins, jamais une âme. Les chemins sablonneux s’enfoncent de salle obscure en salle obscure, parmi la mousse et la fougère, sous ces grandes rames balançantes. Les grappes du sureau rouge tirent l’œil, ou bien quelque pied de digitale pourprée. Il y a des endroits où le soleil semble n’avoir point percé depuis des mondes d’années : c’est sombre, c’est noir, c’est la mort. Une forêt comme celle de la complainte de sainte Geneviève de Brabant, où des ermites peuvent vivre solitaires et qu’on imagine pleine de loups, de renards, de blaireaux. A dix pas, sait-on ce qui se ce cache derrière ces fûts gercés des arbres où la résine met des traînées de suif ? Tout remue, mais remue à peine. Tout est silence, mais un silence traversé de vingt bruits menus. Une belette qui se sauve, un souffle de vent dans la feuille des houx, une fontaine qui s’égoutte derrière la roche. Et lorsque le sentier monte en tournant sous le couvert, à travers les masses de pierres détachées, dans le désordre des sapins penchés sur leurs nœuds de racines, on croirait aller vers des cavernes de faux-monnayeurs et de brigands. »

Un poème de Pasternak : L’orchis des bois

« La pluie vient de passer dans ce coin de forêt,
Et comme un arpenteur a laissé ses repères.
Une cuiller d’argent pend au bout du muguet,
L’eau s’est glissée dans les oreilles des molènes.
 
L’ombre fraiche des pins les dorlote à l’écart,
Et leurs lobes s’étirent chargés de rosée,
Le jour ne leur plait pas, chacune pousse à part,
Et même leur odeur, une à une est versée. (…)

La violette assoupie donne à tout son odeur,
Aux êtres, aux années. Aux pensées. Aux instants
Qu’on a pu préserver de la vie antérieure,
Et aux dons à venir que le destin nous tend ».

Boris Pasternak (1927, traduction française : Alain Thévenard, édition Gallimard)

Poème choisi par Sylvie Dallet.