La forêt mystérieuse, vouivre et loup garou

Au Moyen Âge, la forêt  témoigne du combat symbolique entre ceux qui la défrichent le jour et les animaux sauvages qui l’occupent la nuit. Tandis que les lisières sont parcourues d’animaux domestiques, chèvres et vaches, mais aussi de femmes et d’enfants qui vont y chercher des fagots pour se chauffer, la forêt profonde, silva oscura (la forêt obscure) réveille pour la nuit, les peurs  de chacun. Peurs de mauvaises rencontres, des brigands, des bêtes sauvages mais aussi des loups garous, ces êtres mi-hommes mi-bêtes qui peuvent accéder aux deux mondes, ceux du rêve et ceux du quotidien, dans une réalité fantasmagorique qui se dédouble, un espace en double-fond qui, dans le mémorial des arbres de la nuit, sollicite des présences d’une inquiétante étrangeté.

L’homme peut, dans le « désert-forêt de l’Occident médiéval » (selon la belle formule de l’historien Jacques le Goff)  se métamorphoser à la nuit tombée en garulf (loup garou) de même que , dans le secret de son bain, la femme peut se transformer en vouivre, un serpent ailé qui se rapproche de l’ange et du dragon.   La forêt, « force de l’ailleurs, de l’autre et de l’autrefois« , est le lieu utérin ou tout peut basculer, transformant l’homme au travail en un loup , devenu le modèle de l’animal social de la nuit. Terre d’asile pour les proscrits telle l’Histoire de Geneviève de Brabant nourrie par une biche, la forêt est aussi une forêt de la peur que le récits de Guillaume de Palerme  et le Lai de Mélion mettent en scène.

Références du récit : Loren Gonzalez « La forêt de garulf dans la tradition narrative auMoyen âge : théâtre et matrice de l’hybridation fantastique. »

Références du tableau : Sylvie Dallet « La Nuit se fait des cheveux »,  (encres et acrylique, papier Moulin Richard de bas, 2017).

« Vent de Limagne », poème d’Olivier Calemard de Lafayette

 Le poète Olivier Calemard de Lafayette, né à Saint-Georges d’Aurac en 1877 (Chavaniac-Lafayette est un hameau de Saint Georges jusqu’en 1881, date à laquelle elle devient commune indépendante) ,  témoigne sur ses trente  années de vie, d’une sensibilité toute inspirée de son pays d’Auvergne.


Il nous adresse de 1904 ce Vent de Limagne  
( dédié à son ami Henri Cellerier).

J’aime la brise incertaine et frivole
Dont le frôlis n’émeut que les corolles
Légères, les frisselis doux des folioles
Au faîte gris des trembles grêles,
Et la ronde ténue et frêle qui s’envole,
Des éphémères sur les prêles…

— J’aime avec toi, surtout, le vent large et puissant.
Je n’ai pas tes sapins dans les sables, tes landes,
Tes horizons barrés de vols éblouissants,
Ni l’or de tes sous-bois alourdis de lavande;

Mais la sève frémit en mon vieux sol de feu,
Mes prés touffus et verts s’étoilent de narcisses,
Mes terreaux mordorés font des pétales bleus,
Et de hauts boutons d’or penchent leurs lourds calices.

Pour garder mes labours d’argile rouge ou brune,
J’ai des orgues de pierre en prière, où s’unit
L’extase de la vague à l’orgueil du granit,
La grâce de la houle aux splendeurs de la dune.

Et tu croirais qu’aux jours des fusions premières,
Le vent de mes sommets a durci brusquement
Les laves qui roulaient leur clair bouillonnement
Hors du rose cratère aux vapeurs de lumière.

J’ai de jaunes iris qui flambent dans les joncs.
J’ai des roseaux géants jaillis de l’eau rouillée;
Mes printemps font gonfler de monstrueux bourgeons.
Mes automnes des fruits pesants par corbeillées.

Oui, j’aime le grand vent sur tout cela, le soir,
Le vent du nord-ouest chargé de pluie et d’ombre
Qui pousse sur nos monts, d’un bref coup d’aile noir.
Avec des vols obscurs, la Fécondité sombre !

Olivier Calemard de La Fayette. (1877-1906), Le Rêve des Jours (1904).

Retourné dans ses terres après des études de Lettres, ce poète laboureur publia Le Poème des champs (Hachette, 1862), un grand succès qui fut couronné par l’Académie Française. Sainte-Beuve dira : « M. Calemard de la Fayette a fait en poésie quelques toiles… qui le classent parmi nos meilleurs paysagistes. » Son œuvre marqua dans le second Romantisme un éveil de la poésie naturiste et des idées régionalistes. Il fut l’initiateur et le maître d’une pléiade locale parmi laquelle on compte Jules Vallès, C. Augier ou  Aimé Giron. Il fut emporté par une fièvre typhoïde à 29 ans.

Faire vivre le patrimoine

En avril, ESPACES NATURELS, revue des Professionnels de la Nature (avril juin 2017-n° 58) publiée par la prestigieuse Agence Française de la Biodiversité (Ministère de l’Environnement), consacre un numéro spécial (« Inspirer,S’inspirer ») à la création artistique  en relation avec la nature et la biodiversité.

Un long article signé de Marie-Mélaine Berthelot, rédactrice en chef de la revue,  délivre deux entretiens  de pensée avec Sylvie Dallet (Arts ForeZtiers) et Raoul Lherminier (PNR des Monts d’Ardèche). L’article intitulé « Faire vivre le patrimoine » s’appuie sur les deux initiatives de Chavaniac-Lafayette et du département de l’Ardèche, dans leurs expériences complémentaires.

Raoul Lherminier parle de l’art  comme d’une « source de dialogues », en plein accord avec Sylvie Dallet :

« Finalement c’est le gestionnaire le pire des guides ! Les autres disciplines nous tapent sur l’épaule et disent « tiens, prends mes lunettes ». L’artiste a des lunettes plein les poches ».

Dialogue à enrichir encore pour les Arts ForeZtiers de 2018…

« Forêts, Arts & Culture », appel à communications

Nos amis du Groupe d’Histoire des Forêts Françaises nous ont adressé leur appel à communications pour une troisième Journée d’Études,  qui se déroulera  28 rue Serpente, en les espaces de recherche dédiés de la  Sorbonne (Paris)  le 27 janvier 2018.

 Nous avions participé par un exposé relatif à l’expérience des Arts ForeZtiers en janvier 2016 et, suite à cette intervention, un article de Sylvie Dallet  (illustration dessins Véro Béné) a été publié dans le numéro 27 du Cahier du GHFF (dossier « Forêts, Arts et Culture : l’épreuve des sens »),  paru en janvier 2017. Le Groupe d’Histoire  des Forêts Françaises poursuit sa démarche triennale « Forêt, Arts et Culture » par une ultime investigation interdisciplinaire de recherche, consacrée aux « Critiques et Utopies« . Nous reproduisons ici l’intégralité de leur appel à communications, dont les ressources doivent être finalisées pour le 31 mai 2017, afin de préparer au mieux la Journée d’Études qui clôt leur imaginative trilogie au 27 janvier 2018.

«  RésuméAprès « L’épreuve des sens » en 2016, puis « L’esprit des lieux » au début de cette année, le Groupe d’Histoire des Forêts Françaises entend clôturer sa trilogie « Forêt, arts et culture » en scrutant les critiques et utopies exprimées par les ambiances et sensibilités forestières. Les séances précédentes ont permis de baliser la diversité de mise en scène de la forêt dans des sociétés très diverses et de mettre en évidence les enjeux cachés de sa présence dans une œuvre. Il s’agit cette fois de révéler les mutations sociétales et les engagements politiques qui en font l’arrière-plan.

Des œuvres culturelles posent, en effet, derrière la présence de la forêt, la question du devenir du monde : de manière explicite, plus discrète voire implicite, elles énoncent une critique sociale, incitent à imaginer un monde autre, meilleur, parfois en évolution, ou appellent à se retirer dans le désert. Il peut y avoir le regret d’un état révolu, une invitation au retrait, à l’isolement dans la « nature », l’attente d’une société nouvelle, voire l’appel à l’action en faveur d’un changement du modèle politique. Vers quelles formes de société ces productions culturelles engagent-elles à tendre ? Quels nouveaux rapports sociaux, quelle cohabitation avec les espèces non-humaines suggèrent-elles ?

De même, c’est en s’adossant à un modèle de société que le forestier décide, par un plan de gestion, des interventions sylvicoles qui orientent et encadrent le devenir d’une forêt. À quels enjeux sociétaux renvoient les réponses apportées par les choix en matière d’aménagement forestier ?

Cette Journée d’Études fait le pari que dans certaines créations, artistiques ou non, les présences forestières sont moins propositions en faveur d’un nouveau traitement de la nature,  que tentatives de reformation de la culture.

Cet appel à communication s’adresse aussi bien aux scientifiques de toutes disciplines qu’aux praticiens de la forêt : ils pourront partager leurs expériences en matière de productions artistique, littéraire ou cinématographique et d’aménagements forestiers autour des considérations sensibles qui les ont accompagnées, dans une perspective de regards croisés, chère au GHFF.

ArgumentaireRaconter, figurer et offrir une forêt aux sens, c’est se situer par rapport à la société, souvent la critiquer, et parfois suggérer, fût-ce de manière symbolique, ou en contre-point, une vision du monde, rêvée, souhaitée ou utopiste. Que la forêt soit un lieu propice au retrait du monde comme il est possible de l’envisager dans le cas du Perceval de Chrétien de Troyes ou du soldat perdu dans le tableau du « Chasseur dans la forêt » de Caspar David Friedrich, qu’elle soit emblème d’un acte de résistance ou proposition d’un modèle de société comme invite à le concevoir Le baron perché d’Italo Calvino, de réponse à une délitescence sociétale comme dans le Walden de Thoreau et plus récemment avec les deux héroïnes de Dans la forêt de Jean Hegland, que sa disparition soit la condition d’un ordre nouveau sous la plume de Rabelais ou l’indice d’un mal sociétal dans les animations d’Hayao Miyazaki, sa présence renvoie à l’analyse d’un ordonnancement du monde.

La question dépasse les réflexions du retour à la nature qui, sous la plume de J.-J. Rousseau, H. D. Thoreau ou E. Reclus, a été vu comme l’incarnation d’un équilibre politique et humaniste dont les sociétés occidentales devraient s’inspirer. Elle s’adresse également aux sociétés agraire, féodale, industrielle ou post industrielle : quels sont les modèles proposés, dans les différentes époques, et dans des lieux variés ? Ces modèles peuvent être mis en situation, relever d’une vision planétaire, parfois, mais aussi s’appliquer à des approches très locales. Elle concerne aussi les propriétaires et institutions qui gèrent des forêts. Au-delà des divergences techniques (sylvicoles) ou économiques (gestion de coûts et des risques, investissement pour des recettes futures), faire le choix d’une futaie régulière ou irrégulière, d’espèces ou de modes de culture garants d’une récolte à court terme ou à plus long terme, d’une régénération naturelle ou artificielle révèle ce que chaque époque retient comme principes du bien faire. Les modèles sociétaux qui en forment l’arrière-plan méritent d’être interrogés.

Explicites ou implicites, la critique sociale et l’utopie sont souvent présentes dans ces propositions forestières. À quelles analyses, à quels retraits, à quels changements ou à quelles visions de la société renvoie le point de vue adopté par l’artiste, l’écrivain, le cinéaste ou l’aménagiste ? Quel diagnostic pose-t-il ? Quelles solutions, quelles actions suggère-t-il ? Il peut s’exprimer selon deux postures opposées : le mode du rejet, qui conduit à se retirer du monde, ou au contraire l’activisme politique, avec une intention progressiste ou réparatrice.

La forêt s’inscrit dans un dispositif rhétorique, quelles que soient les formes esthétiques utilisées : visuelles, auditives, olfactives, elles permettent la mise en relation avec une forêt mobilisatrice, et appellent à la mise en mouvement de la société. Le dispositif peut être narratif : sa mise en récit suppose en effet une expérience identitaire qui marque aussi bien l’idée d’appartenance que celle d’une permanence, chères à Ricoeur (1990). En tant que « storytelling » (ou art de raconter Salmon, 2007), les forêts des romans, œuvres poétiques ou cinématographiques peuvent aussi être considérées comme des mises en relation des individus avec des questions de sociétés.

Ces présences forestières dans les arts, ou dans les aménagements proposés par les professionnels, se révèlent ainsi des incitations à réfléchir et à agir sur la mise en ordre des sociétés. Elles peuvent devenir des outils de propagande pour ceux qui les créent ou les véhiculent : agents d’influence plus ou moins conscients, ils soutiennent des causes très diverses. La question dépasse les considérations écologistes et bien sûr la gestion forestière : elle concerne l’histoire culturelle dans son temps long. Partout dans le monde, la forêt peut et a pu être à toute époque l’illustration d’une situation plus générale ou un déclencheur, fonder une parabole ou devenir un symbole.

Gardant le contexte des deux premières Journées d’Études, et éventuellement à partir d’exemples, à travers les multiples mises en forme auxquelles se prêtent les forêts, il s’agit d’envisager quelle place peut avoir, ou avoir eu, la perception forestière pour rendre compte d’une culture dans son acception globalisante.

  • Organisation de la troisième Journée d’Études

Les propositions seront d’une page maximum, suivie d’une bibliographie indicative, et d’un bref curriculum vitae du ou des auteurs. Elles sont à envoyer avant le 31 mai 2017 aux adresses suivantes :

dassie@mmsh.univ-aix.fr

yves.poss@gmail.com

ghff@gmail.com

Elles seront soumises à l’avis de deux lecteurs, et débattues au sein de notre Comité scientifique.

Les auteurs seront avisés du résultat de ces délibérations pour le 30 juin 2017 et des précisions seront alors données sur l’organisation matérielle de la journée d’études. A priori, chaque présentation orale durera vingt minutes. Il sera demandé pour la fin de décembre 2017 un texte, éventuellement illustré, de 20 000 à 30 000 signes (espaces compris), qui permettra d’organiser les débats ; il sera édité après avis du Comité scientifique dans la collection des Cahiers du GHFF, mis en ligne sur le site du GHFF, et remis dans sa version papier aux participants de la journée d’études l’année suivante.

Dans le cas où les auteurs retenus ne pourraient bénéficier d’une prise en charge de leurs frais de déplacement par leur organisme de rattachement, les demandes de prise en charge pourront être étudiées par le GHFF pour un remboursement envisageable sur les bases des remboursements administratifs, et d’un voyage en chemin de fer en seconde classe.

Comité scientifique de cette Journée d’Études : 

Jean-Patrice Courtois, littérature, professeur, université Denis Diderot

Véronique Dassié, anthropologie, chargée de recherche CNRS, Idemec, Aix-Marseille Université

Michel Dupuy, histoire, chercheur associé, Institut d’histoire moderne et contemporaine, Paris

Raphaël Larrère, sociologie, directeur de recherche, INRA, Ivry-sur-Seine

Vincent Moriniaux, géographie, maître de conférences, université Paris Sorbonne

Jean Mottet, esthétique, professeur émérite, Université Panthéon Sorbonne, Paris I

Olivier Nougarède, sociologie, chargé de recherche INRA, Ivry-sur-Seine

Yves Poss, ingénieur général honoraire des ponts des eaux et des forêts, Agro Paris Tech

Danielle Quéruel, littérature, professeur, Université Reims Champagne-Ardenne

 

Afficher l’Auvergne

Au tournant du XXème siècle, Théophile Poilpot (1848-1915), peintre et graveur francilien de renom, issu de l’école des Beaux Arts de Paris reçoit commande d’affiches liées au développement de la ligne de Chemin de fer Paris Lyon Méditerrannée.  Il réalise trois affiches : deux sur le Mont Dore et Vichy et celle-ci qui est conservée, comme les autres, sur la base Gallica de la Bibliothèque nationale.  L’Auvergne, malgré le bon air  et les eaux thermales, vantés par les hygiénistes reste le plus souvent présentée dans les récits de voyage,  comme une montagne déserte et farouche que les urbains évitent.

Cette affiche  de 1904, magnifiquement coloriée montre une Auvergne parsemée de ruines bâties sur les paysages grandioses. La forêt est singulièrement absente, car  elle avait totalement régressé en raison des pâtures  (les moutons) au  siècle précédent.  Théophile Poilpot est  connu pour ses panoramas minutieux, dont cette affiche témoigne de la précision. il a également peint la forêt de Fontainebleau des scènes de genre à la lumière des sous-bois.

« La nature aime à se cacher.»

 

 Suite à un premier article associé à ses peintures, Aurélien LEPAGE nous adresse un second texte, murmuré comme une odeur suave.

« La nature aime à se cacher.»

De prime abord, cette phrase énigmatique d’Héraclite semble bien peu s’appliquer à ma peinture, tant le végétal y est présent, vivace, ensemençant les surfaces de mille frondaisons, fruits, fleurs et volutes fertiles. Mais à y regarder de plus près, ces feuillages et ces ramures de peinture bruissent de murmures secrets, d’images dissimulées. Tout y est mouvant, polymorphe, incertain, tant au niveau des formes et des motifs que des matières et des gestes. D’autres feuillages apparaissent sous les feuillages, d’autres peintures sous la peinture. Dans la langue originale du fragment d’Héraclite, le mot « nature » est désigné par le terme phusis : c’est la nature dans ce qu’elle a de jaillissant, de contradictoire, de mystérieux, apparaissant et s’enfouissant tour à tour.

J’aime l’idée qu’un tableau ne livre pas son sens dès les premiers instants où il est vu, ou plus précisément qu’il puisse offrir différentes possibilités de lecture, différents niveaux de profondeur. Comme dans un jardin, comme dans un tapis – deux sources d’inspiration pour moi –, les formes végétales dissimulent autant qu’elles révèlent, invitant à se perdre avec gourmandise parmi les entrelacs et les ombres, afin, peut-être, de laisser peu à peu affleurer les voix inaudibles, celles de la nature, des saisons, du cosmos – autant de voix que nous ne prenons plus assez le temps d’écouter.

Dans ma peinture, le végétal prend volontiers un aspect ornemental, voire décoratif, à la manière d’un papier peint ou d’une nappe brodée – autres sources d’inspiration importantes. Je sais que la plupart des artistes ont en horreur ce terme, « décoratif », car il désigne ce qui n’a d’autre intérêt que sa propre joliesse, d’autre visée que l’habillage superficiel d’une surface. Cela peut surprendre, mais j’aime que ma peinture puisse donner cette impression, parfois, aux yeux de regardeurs peu attentifs. J’y vois une forme ambivalente de discrétion, une manière espiègle de dire des choses profondes sans en avoir l’air, sans forcer le regard.

C’est tout l’art de la métis grecque qui devient alors visible, c’est-à-dire un art de la ruse, « une forme particulière d’intelligence, de prudence avisée » ainsi que la définissent Marc Détienne et Jean-Pierre Vernant, et qui doit « se faire plus souple, plus ondoyante, plus polymorphe que l’écoulement du temps. » L’idée de ruse n’est pas ici à entendre au sens de tromperie ou de fourberie, mais au sens de souplesse épousant la souplesse du monde, de chatoiement se fondant dans le chatoiement. Cette notion de métis ne serait ainsi pas sans lien avec la phrase d’Héraclite. Il ne s’agit pas de faire du bruit, de s’avancer dans le monde tous oripeaux déployés, de manière tapageuse, mais, dans le silence de l’écoute et de l’observation, d’en épouser au mieux les contours, les rythmes, les mystères. Regarder encore et encore pour voir, sous le masque inoffensif et anodin des choses, les trésors cachés et les abîmes infinis.

Pour reprendre l’exemple du tapis persan, il serait très facile de n’y voir qu’un fouillis de lignes et de motifs purement formels et répétitifs, un objet à déposer au pied de son canapé et à oublier. Décoratif, en somme. Mais si l’on se plonge davantage dans les jeux de symétrie et d’entrelacements des formes, alors c’est la magnificence d’un jardin d’Eden qui apparaîtra, une version réduite et concentrée du paradis et du cosmos – ou, dans le cas d’un tapis à motifs géométriques, un temple, une vision concentrée de la Jérusalem céleste. L’infiniment petit contient l’infiniment grand, le dévoile et le déploie. La répétition des motifs sur toute la surface d’un tapis évoque l’incommensurabilité du monde, son mouvement perpétuel et ses métamorphoses permanentes. Tout tourne et se retourne sur lui-même, comme les astres et les atomes, et l’homme est part intégrante de cette danse cosmique.A.Lepage, dans la forêt profonde..., 2016, 53x43cm-2

Une similaire ambiguïté habite ma peinture, chaque élément y étant tout à la fois polymorphe et polysémique. Ce qui apparaît comme une fleur se métamorphose soudain en étoile, un fruit devient une planète, une constellation se mue en toile d’araignée. Tout est dans tout, s’enversant sans cesse dans un mouvement où le terrestre et le céleste ne font qu’un. Une branche de corail pourra évoquer un arbre, une racine, un cerveau ou un réseau sanguin ; un tronc d’arbre entrelacé sera tantôt une colonne vertébrale, tantôt un fragment d’ADN. De même, je choisis volontairement de ménager un certain flou au niveau de la symbolique des éléments que je mets en scène, afin qu’ils conservent toute leur vivacité, toute leur puissance d’évocation : un buisson pourra être simple buisson ou buisson ardent, un arbre pourra être arbre de vie, arbre de la connaissance ou arbre votif comme il s’en trouve dans de nombreuses régions de France. Ou tout à la fois. Le végétal a ceci d’intéressant qu’il est universel, et permet de croiser les pistes, les cultures, les histoires, de les multiplier comme d’infinis reflets de miroir sur le chemin de la connaissance, suscitant d’infinis et organiques questionnements.

Les matières et les rythmes dont j’use pour élaborer ma peinture empruntent de la même façon le chemin bigarré et énigmatique de la phrase d’Héraclite. Mes tableaux s’apparentent tantôt à des tapis, des nappes, des mouchoirs, des tapisseries, des miniatures ou des céramiques. Art Brut ou art populaire, pièces de décoration ou pièces de musée.

Broderie, collages, papiers de bonbon, terre, lasures, pâte à modeler, bitume, tissus, dentelles, confiture ou café : tout ce qui peut servir à nourrir ma peinture, à la rendre aussi vivante et multiple que le monde, est mis à contribution. Il en résulte des tableaux plutôt matiéristes, où les gestes demeurent visibles et pourtant mystérieux (« comment c’est fait ? » me demande-t-on souvent). Étrange contraste : parler du cosmos en usant d’une peinture très incarnée !

Je peins très lentement, chaque peinture nécessitant des semaines, des mois de réalisation – voire des années, puisqu’il m’arrive souvent de reprendre d’anciennes peintures, ne considérant aucun de mes travaux comme achevés. « Faites-vous beaucoup de retouches ? » demandait Hubert Damisch au peintre François Rouan. « Des retouches ? Mais je ne fais que ça ! » répondait alors ce dernier. Je passe des heures à broder une grande tige végétale, point par point, ou des heures à peindre des petits points qui formeront une planète ou une voie lactée : je me fonds alors dans le rythme des plantes qui poussent, des étoiles qui naissent, dans le flux vivant et fragile de la nature.

Lorsque je peins, et lorsque je peins du végétal en particulier, c’est toujours ce célèbre poème de William Blake qui me revient :

« Voir le monde dans un grain de sable

Un paradis dans une fleur sauvage

Tenir l’infini dans la paume de ta main

Et l’éternité dans une heure »

Vues du fleuve Maroni par Véro Béné

Une des artistes forestières, Véro Béné, est partie  du village de Chanteuges, en Auvergne vers  l’Amérique latine avec une première escale  en Guyane française. Son voyage doit durer six semaines, mené au rythme de la vie créole, du fleuve et de la forêt.
Dans son sac à dos, pas d’ordinateur mais plusieurs  carnets à dessin, afin de croquer pour nous des impressions de voyage. Elle raconte ainsi que le grand Fromager de la commune Maripasoula, en bordure du Suriname,  s’est effondré sous le poids d’un autre arbre géant, foudroyé par la tempête de décembre 2015.IMG_2952-579x869

En tombant, son faîtage déversa un bouquet d’orchidées rares qui y gîtaient.  La pluie combat la forêt. « Voici deux jours, l’autre grand fromager de Papaïchton est tombé suite aux pluies diluviennes. Les fromagers sont des arbres sacrés pour les Amérindiens et les bushinengés Alukus, mais les temps sont difficiles pour ces géants car le Maroni monte et vient lécher les abords des carbets… »

Véro Béné alimente régulièrement son compte Facebook de ses  impressions, croquées sur le vif, au stylo et à l’aquarelle.  Elle  s’aventure  en ce moment sur le fleuve Maroni  et porte un regard attentif sur le quotidien foisonnant de la vie tropicale.

Haïku maroni  (Sylvie Dallet):
Un paresseux dans ma barque/ Les odeurs de la pluie/Vers l’horizon vert cru.

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L’arbre à prières d’Aurélien Lepage

A.Lepage, arbre à prières, 2016, 53x43cm
L’arbre à prières, 2016 (53x43cm Aurélien Lepage)

Attentif à l’expérience des Arts ForeZtiers, le peintre alsacien Aurélien Lepage nous adresse  ce texte assorti de deux tableaux  composés comme des enluminures. Il décrit ainsi son travail et son oeuvre, fortement imprégnée de feuilles enchevêtrées, nées de formes anciennes, et foisonnantes :

« La lenteur donne accès à la durée, elle permet d’en ressentir l’épaisseur et la densité, et par là même elle donne accès à soi, à l’épaisseur de vie qui nous compose et que nous ne prenons pas le temps de connaître.

C’est cette densité que je tente de rendre visible dans chaque tableau, multipliant les niveaux de lecture et les strates. De fait, une certaine lenteur du regard est requise pour le spectateur, sans laquelle il pourrait passer à côté de tout un pan de ma peinture sans rien en voir. A la lenteur de l’exécution répond une lenteur de l’attention.

Le labyrinthe Afin de se préparer – de manière ludique – à l’ultime voyage, afin d’en apprendre le trajet pour s’en souvenir le moment venu, les peuples zoulous dessinent au sol des usogexe, des labyrinthes. L’auteur du dessin défie ensuite ses compagnons de jeu en les intimant de trouver la route menant vers la «case royale», souvent située au centre du motif. Lorsque l’un d’eux échoue, les autres lui disent «Waputra usogexe !» : «On t’a bien eu avec le labyrinthe !» Et celui-ci doit reprendre son cheminement depuis le début.

En occident, à l’époque médiévale, de nombreuses cathédrales possédaient un « chemin de Jérusalem » : un labyrinthe dessiné sur le sol. Les fidèles ne pouvant partir physiquement en pèlerinage parcouraient à genoux le chemin méandreux tout en priant, jusqu’à parvenir en son centre, et ainsi accéder à une renaissance spirituelle symbolique.

A mi chemin entre la spirale, symbolisant l’expansion perpétuelle, et le nœud, symbolisant l’éternel retour, le labyrinthe sait se montrer polymorphe, multiple, à l’image du chemin qu’il incarne. Il est symbole de mort et de régénération, c’est-à-dire de transformation constante et de quête. J’envisage souvent l’errance picturale qui m’anime comme un vaste labyrinthe, sans début ni fin, sans envers ni endroit, s’entremêlant et se complexifiant à mesure. Le labyrinthe n’est jamais directement représenté dans mon travail, mais présent partout : chaque toile en constitue un embranchement ou un centre possible. Dans chaque toile se dissimule une multitude de cheminements à parcourir, trouvant leur continuité dans la toile qui suit ou qui précède – d’où la récurrence de certaines figures naviguant d’un tableau à l’autre.A. Lepage, Jardin d'Iznik, 2016, 130x110cm

Mais il ne s’agit surtout pas d’apprendre à sortir du labyrinthe. Il s’agit au contraire d’apprendre à en épouser les caprices, les chemins tortueux, les raccords, les embranchements, les impasses ; jouer l’errance donc, à l’instar des zoulous et des pèlerins médiévaux. Je peins moi aussi pour me rappeler, pour exercer ma mémoire au mystérieux voyage, en tentant, pas à pas, de recueillir les infinis chemins du monde contenus dans les infinis chemins de l’instant. »

Aurélien LEPAGE, né en 1982, vit et travaille à Meistratzheim, dans le Bas-Rhin. Contact atelier : 326 rue Principale, 67210 MEISTRATZHEIM, tél : 03 88 95 37 08 – 07 81 40 80 59 – aurelepage@hotmail.fr Plus d’infos sur : http://aurelienlepage.canalblog.com/

 

L'arbre aux animaux

L’arbre aux animaux

Naguère,  Noé le patriarche rassemblait les animaux dans une arche qui devait protéger   du Déluge, mammifères, oiseaux et autres vivants. Nous prenons conscience, grâce au mythe partagé,  de notre parenté animale, de tous les jours et de tous les songes.
Cette photographie singulière, échouées des rives du Web,  mélange les règnes de l’arbre et du monde animal, de par la main de l’artiste. De grands animaux sont sculptés à même le tronc imposant, arche d’alliance ancienne et symbolique de la croisée des espèces. Des formes familières métamorphosent un tronc puissant.

Dans les Métamorphoses d’Ovide (X, 86-105), la voix d’Orphée, charmant bêtes et gens,  entraînait à sa suite une procession d’arbres.  Ici, l’arbre est  solitaire, porte-greffe du monde animal. Qui nous dira l’origine de ce travail symbolique, surgi de cet arbre immense  ?  Comment chahutent l’écorce du végétal avec nos pensées ?  D’où vient ce géant transformé ? La main de l’artiste a révélé des parentés bouleversantes, que l’arbre séculaire a su accepter…

Et dans le nid des Arts ForeZtiers, fait de simples branches tressées posées sur un cèdre tranché, trois oeufs se côtoient, trois règnes à venir…

2013 Anne Drevon
Nid (Anne Drevon , 2013)