« Les arbres marchent-ils ? A qui cette image est-elle venue à l’esprit ? Même si c’est invraisemblable, la réponse veut qu’elle soit sortie de la bouche d’un aveugle. Il l’était de naissance. Il connaissait les odeurs des arbres, les différents bruits de vague qu’ils font dans le vent selon la taille des feuilles. Il connaissait la consistance des troncs qu’il pouvait enlacer, et même leur ombre qui, pour un aveugle, est une caresse. Leur hauteur non, ni comment les nuages plongeaient dans leur feuillage. L’histoire peut se lire dans l’Evangile de Marc, le plus court des quatre, deuxième de la série. Le plus célèbre guérisseur de l’époque, Ieshu, de Nazareth, passait du côté de chez lui, dans la ville de Bethsaïde, district de Galilée. De ses doigts s’opéraient des guérisons, de ses bénédictions carrément de quoi manger. Un jour, de cinq petits pains et de deux poissons il était sorti de la nourriture pour cinq mille personnes, dont il resta plusieurs paniers. Un autre jour, il en avait distribué à quatre mille à partir d’aussi peu. Il en donnait plus qu’il n’était nécessaire, ainsi personne ne regrettait d’avoir recueilli la dernière portion.
Sa légende s’était répandue, expression qui n’admet pas l’incrédulité. Ieshu le Galiléen redressait les boiteux, guérissait la lèpre, donnait l’ouïe aux sourds, la parole aux muets, la vue aux aveugles. Ce n’étaient pas des prodiges considérables, comme celui du soleil arrêté dans le ciel par Josué, mais ils donnaient de la lumière à ceux qui étaient dans le noir même à midi.
A Bethsaïde, il prit l’aveugle par la main et l’emmena hors de la ville. Il cracha dans ses doigts et appliqua sa salive sur ses orbites mortes. C’était de cette salive qu’étaient pétries ses paroles nouvelles.
Il demanda à l’aveugle : «Que vois-tu ? – Je vois les hommes, des arbres qui marchent.»
Ce n’était pas la vue, tant s’en faut, mais la vision qu’il lui avait implantée. Il repassa ses doigts encore humides sur ses yeux qui venaient de s’ouvrir, pour qu’il ne passe pas pour fou après avoir été aveugle. Ieshu corrigea la dioptrie exagérée, seul cas dans sa carrière de miracle retouché, c’est-à-dire touché deux fois.
Des arbres qui marchent : cela reste la plus noble image associée à la figure humaine. Il fallait un aveugle pour la révéler. Ce fut une vision, non pas une prophétie. L’espèce humaine ne pourra parvenir à cette entente des arbres avec la Terre, le vent et les marées montées avec la Lune. Il restera un buisson qui défend ses centimètres au sol. »
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