Archives mensuelles : novembre 2015

Un texte de Erri de Luca, traduit de l’italien par Danièle Valin.

Arbre en marche, dessin de Véro Béné
« Arbre en marche », dessin de Véro Béné, présenté aux Arts Foreztiers 2015

« Les arbres marchent-ils ? A qui cette image est-elle venue à l’esprit ? Même si c’est invraisemblable, la réponse veut qu’elle soit sortie de la bouche d’un aveugle. Il l’était de naissance. Il connaissait les odeurs des arbres, les différents bruits de vague qu’ils font dans le vent selon la taille des feuilles. Il connaissait la consistance des troncs qu’il pouvait enlacer, et même leur ombre qui, pour un aveugle, est une caresse. Leur hauteur non, ni comment les nuages plongeaient dans leur feuillage. L’histoire peut se lire dans l’Evangile de Marc, le plus court des quatre, deuxième de la série. Le plus célèbre guérisseur de l’époque, Ieshu, de Nazareth, passait du côté de chez lui, dans la ville de Bethsaïde, district de Galilée. De ses doigts s’opéraient des guérisons, de ses bénédictions carrément de quoi manger. Un jour, de cinq petits pains et de deux poissons il était sorti de la nourriture pour cinq mille personnes, dont il resta plusieurs paniers. Un autre jour, il en avait distribué à quatre mille à partir d’aussi peu. Il en donnait plus qu’il n’était nécessaire, ainsi personne ne regrettait d’avoir recueilli la dernière portion.
Sa légende s’était répandue, expression qui n’admet pas l’incrédulité. Ieshu le Galiléen redressait les boiteux, guérissait la lèpre, donnait l’ouïe aux sourds, la parole aux muets, la vue aux aveugles. Ce n’étaient pas des prodiges considérables, comme celui du soleil arrêté dans le ciel par Josué, mais ils donnaient de la lumière à ceux qui étaient dans le noir même à midi.
A Bethsaïde, il prit l’aveugle par la main et l’emmena hors de la ville. Il cracha dans ses doigts et appliqua sa salive sur ses orbites mortes. C’était de cette salive qu’étaient pétries ses paroles nouvelles.
Il demanda à l’aveugle : «Que vois-tu ? – Je vois les hommes, des arbres qui marchent.»
Ce n’était pas la vue, tant s’en faut, mais la vision qu’il lui avait implantée. Il repassa ses doigts encore humides sur ses yeux qui venaient de s’ouvrir, pour qu’il ne passe pas pour fou après avoir été aveugle. Ieshu corrigea la dioptrie exagérée, seul cas dans sa carrière de miracle retouché, c’est-à-dire touché deux fois.
Des arbres qui marchent : cela reste la plus noble image associée à la figure humaine. Il fallait un aveugle pour la révéler. Ce fut une vision, non pas une prophétie. L’espèce humaine ne pourra parvenir à cette entente des arbres avec la Terre, le vent et les marées montées avec la Lune. Il restera un buisson qui défend ses centimètres au sol. »

Texte complet à cette adresse :
http://www.liberation.fr/planete/2015/11/16/erri-de-lucal-europe-est-une-foret-d-hommes-aux-especes-diverses_1413897

L’Arbre et l’Humanité

En 1985, le penseur Jiddu Krishnamurti  (1895-1986) écrit un texte magnifique  qui relie l’arbre et l’humanité, dans leur danse secrète et hologramme.

Il nous semble important, en ces jours de tristesse après les attentats de janvier et de novembre 2015, de murmurer  cette méditation qui nous rassemble :

« Près de la rivière, il y a un arbre que nous avons regardé jour après jour, pendant plusieurs semaines au lever du soleil. Quand l’astre s’élève lentement au dessus de l’horizon, au dessus du bois, l’are devient brusquement tout doré. Toutes ses feuilles résonnent de vie et vous voyez au fil des heures, une qualité extraordinaire émaner de lui (qui) semble s’étendre par tout le pays, au delà de la rivière. Le soleil monte encore un peu et les feuilles se mettent à frissonner,  à danser. Avant l’aube, l’arbre est sombre silencieux et distant, empreint de dignité. Au point du jour, les feuilles illuminées et dansantes, il vous donne le sentiment de percevoir une grande beauté. Vers midi son ombre est profonde, et vous pouvez vous y assoir, à l’abri du soleil. Alors s’établit un rapport profond, immuable et sécurisant, avec une liberté que seuls les arbres connaissent.

Vers le soir, quand le soleil se couchant illumine l’ouest, l’arbre peu à peu s’assombrit, se referme en lui-même. Le ciel est rouge, jaune, vert, mais l’arbre est silencieux, retranché, il se repose pour la nuit.

Si vous établissez un rapport avec lui, vous êtes en rapport avec l’humanité. Vous devenez responsable de cet arbre et de tous les arbres du monde. Mais si vous n’êtes pas en relation avec les êtres vivants e la terre, vous risquez de perdre votre rapport à l’humanité, aux êtres humains. Nous n’observons jamais profondément la qualité d’un arbre ; nous ne le touchons jamais  pour sentir sa solidité, la rugosité de son écorce, pour écouter le bruit qui lui est propre. Non pas le bruit du vent dans les feuilles, ni la brise du matin qui la fait bruiter, mais un son propre, le son du tronc et le son silencieux des racines. Il faut être extrèmement sensible pour entendre ce son. Ce n’est pas le bruit du monde du bavardage de la pensée, ni celui des querelles humaines et des guerres, mais le son propre de l’univers« .