Archives mensuelles : janvier 2016

La forêt russe et la passion Tchekhov

En 1897, Anton Tchekhov, nouvelliste, dramaturge et médecin réputé, écrit Oncle Vania qui demeure une des plus belles œuvres du théâtre russe du XIXe siècle : dans le dialogue qui suit, le médecin Astrov exprime son amour des arbres et son dévouement à soigner les hommes et les bois.

Elena : Toujours les bois, les bois ! J’imagine que c’est monotone.

Sonia : Non c’est absolument passionnant (…) il se met en quatre pour que l’on ne détruise pas les vieux arbres (…) il dit que les bois ornent la terre, apprennent à l’homme à comprendre le beau, et lui inspirent une humeur élevée. Les forêts adoucissent la rigueur du climat. Dans les pays ou le climat est doux, on dépense moins de force pour lutter avec la nature et l’homme est plus doux, plus tendre (…) Chez eux fleurissent la science, l’art. Leur philosophie n’et pas morose. Leurs rapports avec les femmes sont pleins de noblesse.

Voiniski (riant) : Bravo, bravo, tout cela est charmant, mais peu convaincant. Aussi mon ami, permets moi de chauffer mes cheminées au bois et de construire des hangars en bois.

Astrov : Tu peux chauffer tes cheminées avec de la tourbe et construire tes hangars en pierre. Enfin, coupe les bois par nécessité ; mais pourquoi les détruire ? Les forêts russes craquent sous la hache. Des milliards d’arbres périssent. On détruit la retraite des bêtes et des oiseaux. Les rivières ont moins d’eau et se dessèchent. De magnifiques paysages disparaissent sans retour. Tout cela parce que l’homme paresseux n’a pas le courage de se baisser pour tirer de la terre son chauffage. (…) Il faut être un barbare insensé pour brûler cette beauté dans la cheminée, détruire ce que nous ne pouvons pas créer. (…) Il y a de moins en moins de forêts. Le gibier a disparu. Le climat est gâté et la terre devient de plus en plus pauvre et laide (…) Et… tiens… c’est peut être une manie, mais quand je passe devant des forêts de paysans que j’ai sauvées de l’abattage, ou quand j’entends bruire un jeune bois que j’ai planté de mes mains, j’ai conscience que le climat est un peu en mon pouvoir, et que si, dans mille ans, l’homme est heureux, j’en serais un peu la cause. Quand j’ai planté un bouleau et le vois verdir et se balancer au vent, mon âme s’emplit d’orgueil, et… J’ai l’honneur de vous saluer ».

Écrire, ou l’inspiration des arbres

Naguère, à l’aube du Moyen âge, les monuments de pierre étaient peu nombreux. Les pierres levées servaient de repères, dressées sur des points telluriques qui témoignaient aussi de gravures spiralées, à l’intime des énergies pétrifiées. On raconte qu’en 772, Charlemagne, lors d’une expédition militaire contre les Saxons rebelles à la christianisation, fit détruire le sanctuaire d‘Irminsul qui, dans le bosquet sacré qui le protégeait, avait forme d’un tronc d’arbre, « colonne cosmique »  (décrit naguère par l’historien romain Tacite) qui soutenait symboliquement la voute céleste.

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Installation d’Eddy Saint-Martin sur roue de charrette (Arts Foreztiers 2015)

Adam de Brême, évêque évangélisateur de la région de Hambourg, décrit trois siècles plus tard un sanctuaire botanique analogue, près d’Uppsala en Suède :  » Près de ce temples, se trouve un arbre gigantesque, qui étend largement ses branches ; il est toujours vert, tant en hiver qu’en été. Personne ne sait quel arbre c’est ».  Est ce un frêne, un chêne, un thuya, ou le concentré des trois forces ? On retrouve la forme de l’arbre qui enserre la planète, sur des tombes baltes jusques au XVIIe siècle.

Cette concordance des pierres levées et des colonnes, sculptées comme des troncs d’arbres mythiques, se retrouve dans les formes d’écriture des navigateurs anciens. Au  début du Moyen âge, une écriture irlandaise, faite de pointes de flèches, tisse des correspondances avec les arbres, les arbrisseaux et la végétation : vingt lettres fixes et cinq lettres variables forment un alphabet oghamique qui succède sans doute aux runes plus anciennes, comme lui, dédiées à la divination. Toutes les lettres, sauf une, s’en réfèrent à la végétation (frêne, noisetier, fougère…), sauf la lettre de la « mer » qui circule mystérieusement entre la botanique irlandaise. Certains exégètes soutiennent la ressemblance entre la rune Tiwa, « la flèche tournée vers la victoire » et l’arbre symbolique d’Irminsul.

Les idées de divination, de magie qui s’attachaient chez les Celtes aux arbres, objet de leur culte, ont donc donné naissance à cet alphabet magique, ces runes merveilleuses qui représentaient les différentes lettres par leurs pousses, leurs scions. Ces signes recevaient chacun le nom d’un arbre, de l’arbre sur le bois, duquel on les inscrivait, on les gravait par incision, et puis on agitait ensuite ces fragments taillés, de manière à en tirer des augures. Plus tard cet assemblage de signes fournit à l’alphabet runique ses éléments, et cet alphabet en garda le nom d‘Ogham craobh, c’est-à-dire l’arbre aux lettres.

À suivre…

                                                                                                                                                               Sylvie Dallet