Archives annuelles : 2018

Anna Maria Sibylla MERIAN, naturaliste et peintre du XVIII°siècle

Parlons un peu d’une femmes botaniste et peintre de l’époque moderne, injustement oubliée des livres d’art français. L’Allemagne lui rendit un hommage décalé en imprimant son visage sur les premiers Deutsche marks du XXème siècle. Exploratrice du Suriname, alors colonie hollandaise, elle entre dans la jungle pour y étudier la vie des papillons.

Orpheline de père très jeune, Maria Sybilla Merian  (1647-1717) est une gloire  de l’école naturaliste allemande, peintre et scientifique tout à la fois. Remarquée pour son talent précoce, elle entre dans l’atelier de gravure de son beau-père, tout en se passionnant l’étude du cycle de vie et de la métamorphose des papillons ; elle décrit et représente les chenilles, les chrysalides, les spécimens adultes. En parallèle, elle s’intéresse aux plantes dont ils se nourrissent et aux parasites des cocons, et en réalise de nombreuses esquisses détaillées.

En 1675,  fait paraître son premier ouvrage, intitulé Nouveau livre de fleurs (Neues Blumenbuch). Consacré à la botanique, le livre s’attache à la description de plantes et de fleurs auxquelles elle s’est intéressée en étudiant le cycle de vie des papillons. Après la naissance de sa deuxième fille, Dorotha Maria, elle publie l’ouvrage La chenille, merveilleuse transformation et étrange nourriture florale (Der Raupen wunderbare Verwandlung und sonderbare Blumennahrung).

En 1685, Maria quitte son mari et part avec sa mère et ses deux filles vivre dans la communauté protestante  des labaristes du château de Waltha, dans la Frise occidentale. Elle y passera quelques années, tout en continuant son travail sur les chenilles. En 1690, elle demande le divorce. L’année suivante, elle se déclare veuve bien que son mari soit toujours en vie.

En 1692, la communauté de Waltha est dissoute et Maria part vivre avec ses filles à Amsterdam. Là, elle se lance dans la transmission de savoirs et enseigne en particulier à Rachel Ruysch, qui deviendra peintre à son tour. Elle gagne sa vie en réalisant des illustrations et se lance dans la collection de spécimens naturels, notamment insectes et coquillages. Ces collections sont alors très à la mode aux Pays-Bas, et Maria fréquente d’autres collectionneurs.
À travers ses collections, Maria découvre et s’intéresse aux papillons du Suriname, colonie de guyanaise des Pays-Bas. En juillet 1699, elle décide d’y partir en voyage avec sa fille Dorothea pour étudier la faune et la flore tropicale.  Maria obtient alors une bourse d’études et vend ses collections pour financer son voyage.

Après deux mois de voyage, Maria et sa fille parviennent au Surimane et effectuent plusieurs excursions dans le pays, accompagnées par des esclaves amérindiens qui les assistent dans leur travail.  Hébergée dans une communauté pieuse de Paramaribo,  aux confins de la Guyane française, Maria réalise de nombreux dessins de la flore locale et s’intéresse particulièrement à la métamorphose des insectes rencontrés. Au cours de son voyage, Maria contracte le paludisme et tombe gravement malade. Contrainte à rentrer aux Pays-Bas, elle emporte une vaste collection d’insectes collectés sur place. Il lui faudra trois ans de travail, autour de ses dessins et croquis, pour réaliser son important ouvrage sur la faune et la flore du Suriname : Métamorphoses des insectes du Suriname (Metamorphosis insectorum Surinamensium). Son travail sur le papillon Morpho bleu fait autorité.

Frappée d’apoplexie en 1715, elle décède en 1717.

Imbroglio TÉTRAS

L’odyssée du Tétras dans les Vosges  (tetrao urogallus major) dévoile la complexité du vivant sur le territoire forestier montagnard. Ce gallinacé sauvage apparait désormais comme un véritable “bio-indicateur culturel, une“espèce parapluie” dont la disparition entrainerait la fragilisation d’autres espèces locales: gélinottes, lagopèdes mais aussi mousses et autres expressions vivantes de la biodiversité dont j’oublie les noms de famille.

Nous assistons pourtant à une véritable amnésie écologique du public envers ce volatile étrange et lourdaud, le plus gros des galliformes européens, dont mes lectures d’enfance ont été bercées. Le Grand Tétras est, en effet,  un magnifique coq de bruyère, aux plumes bleu nuit et aux sourcils rouges, dont la France protège deux sous-espèces disséminées sur l’arc jurassien et dans les Pyrénées. Espèce en danger en Belgique, dans les Cévennes et dans les Vosges, le Tétras se complait en Scandinavie et en Autriche où, en abondance, il est chassé. Routinier à l’extrême, il ne bouge guère de l’endroit où il a conquis ses femelles, amoureux casanier des clairières et des lisières claires de forêts de résineux. La femelle pond 6 à 7 oeufs qui sont régulièrement mangés par les renards ou piétinés par les sangliers. On observe cependant que les femelles, naguère attachées à leurs bruyères comme le mâle, commencent à explorer des espaces nouveaux, jusqu’à se déplacer dans des contrées où elles se trouvent, dixit les forestiers, “en détresse sexuelle…”

Les notes qui vont suivre, traduisent et interprètent la rare réflexion collective à laquelle j’ai participé en novembre 2018 à Strasbourg, vingt ans après qu’un premer état de la question ait été dressé collectivement par des scientifiques et des forestiers réunis.  Pour la plupart, les organisateurs de la première réunion étaient présents, ce qui renforçait son importance. Cette seconde journée de concertation avait pris pour titre, “l’Avenir du Grand Tétras dans les Vosges, questions sociales & écologiques”. Pour marquer cette urgence, les pompiers avaient prêté leur amphithéâtre, dans une symbolique qui mérite d’être mentionnée, dès l’introduction.

Cette concertation entendait dresser le bilan des processus interactifs dont la Nature et l’humanité sont coutumiers : La saga du Grand Tétras navigue entre son lit de myrtilles et les prédateurs animaux et humains, mais plus encore signale une lecture symbolique de la biodiversité. Dans la problématique de l’environnement (et du réchauffement climatique), le coq de bruyère, offre un véritable imbroglio de représentations et de questions qui peuvent être la matrice d’une réflexion collective sur les espèces sauvages et leur imaginaire social.  Pour exemple, la revue Tétras Lire,lancée en 2015 par deux mamans, donne des ailes et des envies a à la jeunesse de la Région Auvergne Rhône-Alpes…

aquarelle Jules Moch

Le grand tétras est une espèce protégées, emblématique du parc naturel Régional des Ballons des Vosges pour la symbolique, mais, surtout, une archaïque espèce “proie” qui abrite sa rare nichée sous les myrtillers. Les buissons de myrtilles, broutés par les cervidés et foulés par les randonneurs, se font rares, tant est si bien que la population du Tétras  décline, passant de 1500 individus recensés en 1939 à quelque 45 en 2018, pour la plupart consanguins et affaiblis.

  Alors que faire pour développer le tétras vosgien alors que le tétras pyrénéen (tetrao aquitain) prospère avec quelque 5000 individus ?  Les Parcs sont soucieux de préserver la faune et la flore sauvages, mais aussi de donner au citadins des espaces de respiration en la nature. Pas question de les détourner des sentes des parcs, si ce n’est que de légiférer sur le VTT et surveiller les incursions pétaradantes des quads.

Grand Tétras. Famille des Phasianidés. Ordre : Galliformes

Depuis 2000, le PNR Ballons des Vosges a délimité, pour la tranquillité  de l’oiseau-symbole, des espaces de nidification, loin des sentes des randonneurs l’été et des pistes des skieurs l’hiver. Le tétras a assumé dans les Vosges un véritable rôle de bouclier pour préserver des zones de silence de la sauvagerie forestière. Malgré ces premiers soins, que d’aucuns estimaient suffisants en l’an 2000, l’oiseau se raréfie, sans pour cela affecter les gîtes en contrées plus hautes et plus froides, les lieux de ses origines. Les prédateurs humains en sont la cause, mais aussi les petits prédateurs et parfois les grands herbivores, cervidés et sangliers qui abroutent les arbustes, écrasent les oeufs ou les mangent.

Les expériences de “retours” venues des Parcs des Hautes fagnes (Belgique), d’Ardèche et des Cévènnes ont été présentées : la translocation (transport de tétras d’un lieu à un autre, pour exemple de Finlande ou des Pyrénées jusqu’en Auvergne), l’élevage (en Autriche par exemple).  De 1978 à 1994, quelque 600 oiseaux sauvages issus de Scandinavie ont ainsi été lâchés sur le parc des Cévennes à l’initiative de Christian Nappé qui a procédé également à des réintroductions sur les vautours, cerf, castors… présents sur les monts Lozère par le passé. Le tétras n’était il pas un des mets favoris du clergé à l’époque moderne ? De 2002 à 2005, 43 oiseaux autrichiens d’élevage ont été apportés sur le Mont Lozère, bagués et bichonnés, ce qui n’a pas empêché les  festins nocturnes des martres et les renards.  La confédération des chasseurs de Hautes-Pyrénées volent désormais au secours du Parc des Cévennes en leur fournissant trois à quatre oiseaux vivants chaque année, prélevés sur leurs chasses.

L’odyssée du tétras recommence, avec, à la clef, le retour des arbustes de myrtilles. L’Auvergne, en ses parcs naturels (Ardèche, Cévennes, Livradois Forez) s’intérresse de près à ce double retour, ce couple singulier, qui rappelle l’aventure gémellaire corse de la sitelle et du pin lario.
Si “aucun espace protégé n’est une île”, la solidarité écologique commence à s’exercer entre forestiers des différents parcs et, surprise, avec certains chasseurs. Les sciences humaines, attentives aux récits des origines et de la symbolique des espaces ne peuvent rester indifférentes à cette expérience. Elle met en évidence enfin outre cette solidarité écologique et symbolique à l’échelle européenne, une attention nouvelle aux “espèces- proie”, frugivores ou herbivores. Naguère, les grands carnivores (loup, ours), craints et respectés, emportaient la faveur des peuples (Amérindiens, Mongols etc…). Le déséquilibre qui advient aujourd’hui par l’abondance des sangliers et des cervidés, permet de repenser la nécessité des espèces intermédiaires et, paradoxalement de favoriser la réintroduction du loup, comme le régulateur nécessaire à cet équilibre forestier.

Un imbroglio sans doute…
De cette concertation de novembre, en y songeant, n’est ce pas l’art (issu d’une conversation avec la Nature et non plus d’une série de décisions techniques) qui se fraie un chemin dans la perspective  de l’environnement ?

 Un grand merci aux Tétras  et aux organisateurs ( PNR Ballons des Vosges -Conseil Scientifique) de cette journée d’écoute plurielle.

Sylvie Dallet

Les peintures de paysages avec Tétras ont été réalisées par le peintre animalier suédois Bruno Liljefors (1860-1939)

La couleur verte et la perception féminine

Les scientifiques pensent que la couleur verte est la première couleur que nous pouvons percevoir, analyser et décrire car nous sommes les parents des grands singes arboricoles qui connaissaient les moindres replis colorés des feuilles qui les environnaient. 

Contrairement à d’autres couleurs, qui changent de nom quand elles sont lavées de blanc ou rabattues avec du noir, comme le rouge qui devient rose ou brun, le vert conserve son nom, vert pâle ou vert foncé, vert vif ou vert grisâtre.

La sensibilité d’un œil humain dans l’obscurité (vision scotopique) est la plus grande pour une longueur d’onde d’environ 507 nm, qui serait un vert bleuâtre si on pouvait voir les couleurs dans ces conditions, tandis qu’un œil adapté à la lumière (vision photopique) est plus sensible pour une longueur d’onde de 550 à 555 nm soit un vert jaunâtre.

L’opposition des verts et des rouges forme (avec celles entre les jaunes et les bleus) et entre le noir et le blanc la base de la perception humaine des couleurs, constituée dès les cellules nerveuses ganglionaires et bipolaires, dans l’œil. Il semble que les femmes aient une meilleure vision des couleurs. À travers la plus grande partie du spectre visible, les hommes ont besoin d’une longueur d’onde légèrement plus longue que les femmes afin de percevoir exactement la même chose.

Et comme les longueurs d’ondes les plus longues sont associées aux couleurs les plus chaudes, certaines couleurs comme l’orange peuvent sembler légèrement plus rouges à un homme qu’à une femme. De même, l’herbe sera toujours plus verte aux yeux des femmes qu’aux yeux des hommes. Dans l’incapacité des hommes à distinguer les variations de teintes, les couleurs situées au milieu du spectre visible sont particulièrement touchées : les bleus, les verts, et les jaunes.

Cette petite grenouille brillante lutinée par une coccinelle (créée et multipliée par les enfants  du Centre de loisirs de Paulhaguet lors des Arts ForeZtiers 2018),  illustre parfaitement l’opposition fondamentale entre le rouge et le vert, ici pris au vif de leurs complémentarités animales.

L’Amazonie, la symphonie de l’écosytème

Un article de Sylvie Dallet :

L’Amazonie  est une  immense éco-région d’Amérique latine qui concerne neuf pays dans le monde :  Bolivie, Brésil, Colombie, Équateur, Guyane française (dont la France), Guyana, Pérou et Surinam.  70% des produits latino américains sont arrosés par les eaux de l’Amazone, ou reçoivent indirectement les bienfaits de ses forêts.

Golem tropical (techniques mixtes sur papier, Sylvie Dallet)

Trente-trois millions de personnes vivent en Amazonie dont 385 peuples autochtones qui revendiquent  un respect des terres et de la forêt qui les nourrit.  La « madré selva » (la mère forêt) est associée à la Pachamama (la terre mère).  La moitié de cette éco région dispose d’une forme de protection juridique (aire naturelles protégées et territoires indigènes), mais cette protection insuffisante (comme au Brésil ou au Vénézuela)  est régulièrement contournée par les contrebandiers, les chercheurs d’or clandestins, les grandes compagnies minières ou pharmaceutiques.  Certains États comme la Colombie et le Pérou, renforcent une politique d’extension des parcs naturels et favorisent l’écotourisme. Plusieurs États ont  également décidé de donner une véritable personnalité juridique à la Nature (et ce faisant, à la forêt) : l’Équateur, la Bolivie et la Colombie. À l’inverse, le Vénézuela et le Brésil peinent à faire reconnaitre les droits de la forêt et les déboisements   continuent à s’accroître dans ces deux pays, le long des routes allogènes.

La sensibilisation planétaire à ce « poumon vert » est en marche, ce qui  ne signifie pas que les déforestations violentes, les destructions des animaux, ni les empoisonnements des rivières ont cessé, ni même ralenti significativement. Les affrontements en deviennent parfois plus sauvages, dans la lutte sans merci que se livrent les sauveteurs de la forêt et ses prédateurs. Nous avions participé voici quelques années par Les Arts ForeZtiers au combat des Kichwa (Quechua)  de Sarayaku pour préserver leurs espaces de vie, dans un État pourtant attentif aux usages et philosophies des Amérindiens : l’Équateur.

En 2012,  les Kichwa  ont remporté une victoire historique devant la Cour interaméricaine des Droits de l’Homme, condamnant une concession pétrolière qui empiétait en violation des doris humains sur leurs territoires. La famille amérindienne des Gualinga  continue ce combat mené avec les artistes, par la voix de Nina Gualinga, qui fait le trait d’union entre l’Europe et l’Amazonie.    L’Amazonie est grignotée par le lancement de routes, qui coupent les espaces de reproduction des espèces et leur libre circulation.  La question se pose avec une nouvelle acuité avec le projet de « Montagne d’or », lancé sur la Guyane française qui déverserait des tonnes de cyanure dans les terres et les eaux. Paradoxe, La France avait fondé en 2007 le Parc amazonien de Guyane qui, à ce jour, est le plus grand parc naturel au monde.

Ce questionnement planétaire rappelle, à une autre échelle, le cri d’alarme des artistes et romantiques sur la forêt de Fontainebleau dans les années 1870-1872, dont je rappelle les arguments passionnés :« Pour essayer d’empêcher à l’avenir d’aussi vastes mutilations, les signataires de la pétition se sont constitués en comité de protection artistique (de la forêt de Fontainebleau, et, pour bien préciser leur but, ont voté à l’unanimité la résolution suivante ; Que la forêt de Fontainebleau doit être assimilée aux monuments nationaux et historiques qu’il est indispensable de conserver à l’admiration des artistes et des touristes, — et que sa division actuelle en partie artistique et non artistique ne doit être acceptée que sous toutes réserves.)
Les idées rétrécies réagissent sur les sentiments qui s’appauvrissent et se faussent. L’homme a besoin de l’éden pour horizon. Je sais bien que beaucoup disent: « Après nous la fin du mon Ici. C’est le plus hideux et le plus funeste blasphème que l’homme puisse proférer. C’est la formule de sa démission d’homme, car c’est la rupture du lien qui unit les générations et qui les rend solidaires les unes des autres. »

Cette mobilisation des artistes avait réussi a repousser les coupes forestières et  faire protéger les grandes forêts françaises comme autant de « réserves artistiques », réservoirs de la vie… L’essor des Parcs naturels découle de ce combat humaniste contemporain pour sauver la forêt vivante. L’Amazonie, ce géant vert partagé entre de multiples vivants et vivantes, est un autre trésor.

À consulter en publications récentes  :

  • le numéro spécial du Courrier international « Amazonie, le labo du futur » , septembre 2018
  • Z revue itinérante d’enquête et de critique sociale, numéro 12 : « Guyane, trésors et conquêtes », septembre 2018.
  •  et nos articles relatifs au combat humaniste et artistique des Quechua de Sarayaku
  • l’image mise en avant est issue d’un  livre illustré, anticolonialiste publié en 1919,  Macao & Cosmage ou l’expérience du bonheur, ouvrage rédigé par Édy Legrand. À relire, car réédité…

Artistes pollinisateurs ?

Le SIPOLL est une initiative de sciences participatives menée par le Museum d’Histoire naturelle et relayée sur la commune de Chavaniac-Lafayette par le Conservatoire des espaces naturels d’Auvergne. Devant le danger de destruction des abeilles largement commenté par les médias, le Muséum entend avertir de l’existence toute aussi nécessaire des pollinisateurs sauvages, quatre grandes familles discrètes qui travaillent à aider à la fécondation de 80% des plantes : hymènoptères (abeilles, bourdons, guêpes, tous dotés de deux paires d’ailes membraneuses), diptères (mouches  et parmi elles les syrphes, très actives qui se déguisent parfois en guêpes par la livrée rayée afin de tromper les prédateurs), coléoptères et bien sûr les papillons.

Nous connaissons l’abeille domestique, une seule espèce qui travaille en brigade hiérarchisée et butine partout où elle se trouve le précieux nectar dont nous saurons nous régaler avec les ours.  Nous avons développé une addiction à ce miel, recommandé sa valeur thérapeutique et économique,  et reconnu l’abeille comme un animal « noble » avec qui il est nécessaire de collaborer.  Mais que dire des franc- tireurs de cette armée,  ces quelque 800 espèces d’abeilles sauvages, noires, rousses ou velues, ces individualistes qui travaillent en solitaire, nichent dans les trous et les granges,  et abattent en travail spécialisé énorme ? Connaissez vous, pour exemple,  l’abeille du Lierre qui s’approvisionne ainsi que sa descendance essentiellement sur le lierre qu’elle contribue à faire vivre ?

peintures Diane Cazelles pour les Arts ForeZtiers 2018, mante religieuse Diego Martinez

Il y eut beaucoup d’insectes aux Arts Foreztiers de cette année, sous le vocable flou du Bestiaire enchanté… Les planches entomologistes de Diane Cazelles, les forgés de Diego Martinez, les bestioles de Georges Bellut, l’aoûtat de Capri… une faune inattendue qui parle à la flore, qui fait le lien avec les Botaniques célestes de l’année 2016. Tout le monde ne rêve pas de dragons et de licornes : Dragonfly en anglais ne signifie ‘t il pas  libellule ? Véro Béné attentive à la pipistrelle trouvait son écho dans les créatures apportées par la galerie Terres d’Aligre.

Il me semble qu’il faille s’interroger sur l’analogie des pollinisateurs sauvages avec les artistes, les intellectuels, les militants de l’entraide et de la créativité féconde. Pour les dénombrer, l’ampleur de la tâche est un peu vaste, mais ces insectes combattants de l’ombre qualifient les espaces où la propagande se dilue.  La quantité importe peu sauf s’ils se font rares.

Naguère, le photographe visionnaire Bernard Boisson évoquait, lors des conférences des Arts ForeZtiers (en 2015 et 2016),  la nécessité de préserver pour nous et en nous une « nature primordiale », réservoir nécessaire des transformations les plus singulières. Sylvie Dallet et Eric Delassus  l’écrivaient autrement lors de la publication en 2014 du collectif « Ethiques du Goût » :  la formation du goût peut être l’expression d’une morale exigeante et d’une survie de la qualité.

Songeons enfin, avant de refermer cet article (mais sera t’il jamais clos, tant il concerne la création dans son entraide secrète)  à cette sagesse du jardinier antique qui, parlant de ses plantes cultivées depuis des siècles  explique qu’on ne réussit une greffe que sur un « sauvageon »…

Sylvie Dallet

Philosophie pratique et recherche-création : l’esprit des Arts ForeZtiers

Céline Mounier écrit, de sa prose poétique et singulière, son expérience de l’événement de juillet 2018…

Les Arts foreZtiers, c’est une philosophie pratique, un esprit. 

C’est un engagement pour les forêts et de l’éloge pour notre naturalité d’humain. « C’est une démarche philosophique pour changer le monde » affirme Sylvie, une démarche qui met pratiquement la forêt comme système de vie, comme réservoir de diversité animale et végétale et comme poumon de la planète au coeur des productions artistiques et des discussions. La nature fait preuve d’individuation. A cet égard, lisons Célébrations de la nature de John Muir, un ouvrage découvert grâce au libraire du café-lecture associatif Grenouille de Langeac. Le premier chapitre s’intitule Laine sauvage. Nous pouvons y lire qu’entre animaux sauvages, non encore domestiqués, il existe une « autonomie suffisante pour leur permettre de répondre aux desseins de l’individualité la plus marquée ». Et d’ajouter : « S’il n’y avait la mise en oeuvre du souci d’individuation dont la Nature fait preuve, l’univers serait emmêlé, feutré contre une toison de laine domestique. » Il y a individualités et équilibres.

Pour Sylvie, c’est tout autant une manière d’être ensemble entre personnes qui s’aiment et se respectent, qui aiment ce qu’elles font ainsi que la région, le pays de Chavaniac, la Haute-Loire, et plus généralement la montagne, et ses paysages. Le soir venu surtout, autour de la grande table de la pièce principale, on discute du sens de l’histoire des Arts foreZtiers et Sylvie dit de l’un de ces soirs : « J’attends cette soirée depuis toute l’année », ce moment de l’échange sincère et engagé de chacun. Des choses qui ont du sens et des personnes que l’on aime et respecte sont deux ingrédients de base pour « faire et entendre » à la fois, selon la formule que Pierre Schaeffer, créateur de la musique électroacoustique et penseur des médias, dont Sylvie s’est occupée en son temps des archives.

Le festival s’organise comme une combinaison d’expositions, de performances (ou d’expérimentations, à la vérité nous hésitons entre ces deux termes, ou nous n’avons pas trouvé le bon) artistiques et de conférences. Un lieu où il y a des rencontres artistiques, des performances et des conférences, c‘est rare. Il y a deux ans, il y avait une plus grande osmose entre ces trois éléments, disons que les trois étaient présents quasiment à égalité dans la programmation. Les conférences avaient  lieu dans le Conservatoire botanique national du Massif Central et dans la salle des fêtes. Cette année, le temps des conférences s’est concentré sur une après-midi dans la seule salle des fêtes. Théophile dit avoir apprécié cette osmose plus grande d’il y a deux ans entre conférences et expressions artistiques. Il avait alors quatorze ans. C’est intéressant qu’un jeune de cet âge-là tienne ce propos.

Les Arts foreZtiers, c’est une modalité singulière de recherche-action. C’est une recherche-création comme le définit le programme de recherche « éthique de la création », porté par l’Institut Charles Cros. 

Je pense immédiatement à Germaine Tillion et à sa manière d’être engagée en Algérie, une manière exigeante de connaissance et d’action, les deux intimement entremêlées. Aux Arts foreZtiers, on vient travailler. Wei est une artiste reconnue et elle présente en conférence son travail de thèse tandis qu’elle est accompagnée de sa maman et son bébé, la petite Louise. Olga est en résidence et dessine tous les jours, dans l’atelier de Sylvie comme sur les marches de l’église. Le fait qu’Olga se sente en résidence fait se poser des questions à Sylvie. Cela conforte en elle l’idée de transformer la ferme Saint Eloi en un lieu de résidence créative. D’ailleurs le fait qu’on y soit bien autant pour regarder des oeuvres, échanger avec les artistes que pour y écouter un concert plaide pour prendre cette direction.

Nous rencontrons le public et il existe différents formats de visites guidées. Tout le monde se rend disponible pour les autres. Une expérience-performance (allez, accolons ces deux mots) ouvre une conversation sur la musique des plantes et de notre animalité puis une autre sur un bricolage à faire pour que le capteur de l’électricité de surface des plantes puissent être utilisé sans être branché sur secteur (actuellement, ce n’est pas possible et cela ouvrirait de nouveaux univers de captation, nous pourrions sortir des jardins et des balcons !). Les conversations portent sur la compréhension de la nature et sur des bricolages à faire autant que sur l’objectif artistique poursuivi. Nous poursuivons avec le public certaines conversation par sms, en s’envoyant des liens hypertextes. Nous parlons de notre page Facebook pour qui veut revivre le Festival après y être venu. Le public est aussi celui des enfants  venus du centre de loisirs  de Paulhaguet et qui ont contribué à faire que de drôles de pieuvres viennent aux branches d’un arbuste.

Il y a de l’entraide, constitutive de la philosophie de l’événement : Gilbert, ancien directeur de musée,  en est la cheville ouvrière, accompagnant les artistes de sa bienveillance et de son expérience ; chacun doit s’y mettre en fonction des espaces et des affinités des œuvres et des démarches. Albert  et François aident Danielle. Danielle aide Katia. Véro place les éclairages d’Isabelle, après avoir conçu la communication du festival. Chacun s’aide dans les bricolages requis, dans une concertation nécessaire. Il en va de même pour nos publications ici et sur Facebook, nous sommes en relation quasi quotidiennement avec Sylvie. Il y a une attention forte pour des performances et la fragilité qui est son alliée et son corollaire. Il y a les deux singes de Wei sur un fil. L’un deux traduit le destin d’un monsieur chinois maintenant à la retraite. Il y a les dromadaires de Qin Ni qui racontent la dureté qu’il y a à perdre son chez-soi : le caractère  suranné de la volonté de créer un musée du chez-soi. Il y a les fragilités de la voix. Les fragilités comprises ensemble tissent de la force. L’entraide libertaire déjà décrite par le naturaliste Darwin est aussi pratiquée par les peuples premiers, attentifs aux aléas du monde.

Il y a des conversations variées entre artistes et conférenciers. On se demande s’il faut passer à la « vitesse supérieure », c’est le terme employé quand on constate que le public promeneur est un peu clairsemé et qu’on le rêve, à l’instar des villes, dense et par trop compact, mais aussi indifférent. Mais que revêt-il ce rêve ? Ici, point d’indifférence. Les artistes ont besoin de reconnaissance et en même temps, ils ne sont pas là d’abord pour vendre mais pour porter des pensées en actes et en beauté. Des artistes se posent des questions sur les moyens de valoriser leur travail. Voici ce dont il est question quand on parle de moyens : Olga attire l’attention sur le système d’accrochage des tableaux par exemple – à chacun d’y penser, ne pas utiliser de la patafix jaune car ça salit les murs, d’oser demander de l’aide et d’être un tantinet bricoleur -, Philippe suggère que les collectivités achètent des oeuvres – « même à hauteur de budgets modestes », ajoute Théophile. Diego, venu accrocher ses insectes géants et ses oiseaux de fer, observe en même temps la dynamique du Festival, faite de ces rencontres généreuses. Sylvie insiste pour dire que son rôle n’est pas d’être agent d’artistes – d’autres qu’elle remplissent très bien ce rôle – mais qu’il est nécessaire, en tant que fonctionnaire de l’enseignement supérieur, de faire oeuvre publique dans la qualité et la transmission.

Le Festival des Arts foreZtiers est ancré sur le territoire, sur un territoire aux multiples histoires locales et internationales. Sur ce territoire subtil, il faut compter sur des forces en présence et leurs implications variées. Il faut jouer sur des équilibres de nature instables. Depuis deux ans, les animateurs du centre de loisirs Léo Lagrange de Paulhaguet, le bourg voisin, « ont décidé de travailler avec les Arts foreZtiers », les Aînés (l’association Adrienne et Eugénie), aussi, joli trait entre les générations  ! Cependant cette année, le Conservatoire botanique du Massif central, dont le directeur vient de changer et prend encore ses marques avant d’autres collaborations. Le Conservatoire des espaces naturels d’Auvergne est surchargé de travail l’été et regrette de n’avoir pas pu participer comme il aimerait le faire sur ce thème du Bestiaire qu’il connait bien. Le Centre d’Action par le Travail de Langeac pense désormais à s’associer à l’esprit des arts foreztiers, car le handicap psychique peut révéler des talents d’artistes étonnants.  Il y a les événements  aux alentours qui comptent, l’air du temps  caniculaire et peut-être même la coupe du monde de foot. Comprendre les équilibres et les succès d’audience, année après année, est un exercice difficile, sans doute le plus complexe.

Il est intéressant de s’interroger sur la vie d’un village à la fois local et international, mêlant des gîtes ruraux et l’existence d’un festival tel celui des Arts Foreztiers, riche culturellement et de taille modeste en même temps. Je me demande : que valent des vacances en gîtes sans la vie autour, sans la force des animations et des lieux de rencontre qui questionnent le monde comme il va ? Il faut de la force  et de l’esprit pour avoir convaincu des artistes chinois que ce village était le centre du monde ! Depuis 2013, ils en fréquentent les paysages, et des artistes engagées, comme Ziqi Peng ou Weixuan Li y participent désormais activement.

Les lézards. Un jour, alors que nous partagions un extrait du Bestiaire enchanté Maurice Genevoix sur la page Facebook des arts foreztiers – c’était sur l’abeille – nous avons lu ce post : « bien joué les lézards ». C’est très chouette de se sentir être un lézard. 

Nous aimons cette photo du lézard qui vient visiter une céramique. Il réfléchit, il regarde, il émet des idées et il les partage. Il y a les Arts foreZtiers et l’Institut Charles Cros, de l’ancrage sur des territoires, les arts foreztiers, des personnes autour de ce lieu, des adoptés sur le lieu le temps de leur venue. Le lieu deviendra certainement un lieu de résidence de plus en plus affirmé comme tel, si des travaux parviennent à s’engager sur la ferme Saint Eloi. Parmi les lézards, certains sont des impliqués dans la région, avec des attaches fortes, qu’ils y vivent à l’année ou sur des périodes données. D’autres sont des montagnards dans l’âme qui sont bien dans tout lieu qui est un terrain montagnard. « En montagne, l’air est vif, excitant comme une bonne nouvelle », écrit Henri Pourrat. Il y a la montagne et il y a le projet escarpé. Nous retrouvons là une manière d’être ensemble en venant de différents lieux, voire en se disant être de nulle part, mais avec des arrimages sérieux.

Wei dit qu’elle peut être maman, artiste et chercheuse à la fois dans ce lieu. Sylvie aime que chacun soit au Festival avec tout ce qu’il est dans la vie, vienne avec ses différentes facettes identitaires. Ceci est essentiel pour créer de la transversalité. « C’est polycentrique. Chacun dans son réseau peut entreprendre des choses » insiste Sylvie. En même temps, nous sommes d’accord pour dire que ceci n’est possible que si chacun s’engage avec ses compétences, ses talents et ses savoirs-faire solides. La seule volonté ne suffit pas.

Il y a des fidèles de longue date et des « personnes que je ne connaissais pas il y a quelques mois ». Félix, Véro (secrétaire générale de l’association), Anne, Gilbert (trésorier de l’association) participent  du Festival de longue date. Olga est une connaissance récente. Franck est un fidèle de longue date, Katia est arrivée dans le paysage depuis deux petits mois. De mon côté, j’ai découvert le festival des Arts foreZtiers il y a seulement deux ans. Entre 2016 et 2018, je découvre avec un intérêt croissant les travaux de l’Institut Charles de Cros et des Arts foreZtiers (les derniers sont relatés sur la page Facebook que je contribue à animer depuis le mois de mai 2018). J’y apprends à chaque fois des choses nouvelles qui donnent à voir le monde sous un jour neuf.

Sylvie est une figure complexe de manager, entre amie, grande soeur, chef organisatrice qui sait sur quels agencements spontanés compter et qui regarde loin, regard inquiet, mais sans peur des risques, à condition qu’ils s’accompagnent d’une juste reconnaissance. Elle dit de la salamandre, créée par Franck et Eddy :  « On la ressort et on la fait circuler dans le village ! », et nous voilà à imaginer la fête des châtaignes, que nous inventerons pour la salamandre… Toujours « la fluidité comme prise de risque constante. » 

PS : les personnes citées par leur prénoms dans cet article sont : Véro Béné, Danielle Boisselier, Sylvie Dallet, Albert David, Olga Kataeva, Wei Liu, Diego Martinez, Anne Monsonis, Felix Monsonis, Céline Mounier, Théophile Mounier, Ziqi Peng, Katia Renvoisé, Eddy Saint-Martin, Gilbert Schoon, Philippe Tallis, François Terrien, Franck Watel. Quelques échantillons des échanges multiples que nous avons eus et qui continuent à se transformer et faire un chemin de nos expériences.

Visite guidée du Festival

Le festival des Arts foreZtiers a été le festival des sept lieux ! Sept espaces de Chavaniac ont été investis : les garages municipaux, la ferme Saint Eloi, entre ces deux lieux dans les jardins, la fontaine et autour, la maison des Aînés, le chemin entre cette maison et la salle des fêtes. Un haut-lieu que la salle des fêtes Myriam Bürgi y gardait tout le bestiaire de Maurice Genevoix. Tout le bestiaire ? Non, il manquait un animal à l’appel, l’anguille. Le bestiaire de Maurice Genevoix est composé de vingt-neuf animaux. Il y en avait vingt-huit trônant sur des billons, bestiaire enchanté sur botanique céleste !

J’ai proposé à Myriam une visite guidée du festival, frustrée qu’elle était, comme gardienne du bestiaire, de n’avoir pu profiter des six autres lieux. C’est qu’elle était le suricate du bestiaire, le vingt-neuvième animal, le suricate remplaçant l’anguille – espérons que Maurice Genevoix ne nous en aurait pas tenu rigueur ! Rendez-vous était pris ce jour-là à 18 heures. J’emmenai avec moi Myriam ainsi que Madame et Monsieur Philipon, lui qui avait préparé les billons pour l’exposition en salle des fêtes, transformant celle-ci en une forêt.

Depuis la salle des fêtes, nous avons suivi le chemin olfactif jusqu’à la maison des Aînés. Ce fut l’occasion de parler de parfums avec nos amis de Chidho, et d’animalité.

D’animalité car le liquide de glandes animales est une composante de parfums dans la tradition de ce métier, d’animalité car la transformation du parfum par notre peau est un mystère intime. Habillant les parfums, un cheval d’Olga Kataeva inspiré d’un voyage d’Olga en Chine, à Lanzhou dans le Gansu. Le paysage est harmonie. L’animal dans le paysage grandit l’harmonie. Nous avons quitté les parfumeurs et sommes descendus par la droite, d’où l’on peut admirer le paysage qui donne sur la chaîne des Puys. Virage à gauche et nous arrivions vers les garages.

Ces garages sont des lieux fabuleux à investir le temps du Festival. Le premier garage l’a été par Danielle Boisselier, Albert David et moi. Danielle a pendu ses soies, qui sont des impressions de photos et de calligraphies, tandis qu’Albert et moi avons proposé une expérimentation photographique, musicale et poétique qui nous a conduits en Chine, en Inde, à Vincennes et dans le monde étrange d’Albert présenté sur six panneaux photographiques, avec des titres comme Les tigres mécaniques ou Nature totale. Chaque fin de journée, une improvisation musicale combinait musique des plantes, ajout de rythmes et de mélodies, et textes dits ou chantés.

Le deuxième garage a rassemblé des oeuvres aussi harmonieusement différentes que celle de Martine Guitton qui sort du cadre pour en remplir cinq, d’Olga Kataéva avec ses tableaux à la tempéra sur les saisons (réalisés à la Ferme Saint Eloi lors de sa résidence), joli printemps avec ses « barachki », les petits moutons dans le ciel, de Wei Liu qui dessine à l’encre la fragilité, ainsi ces deux singes sur un fil. Une grande broderie d‘Elisabeth Toupet dédié aux bêtes imaginaires (inspirées des dessins de sa petite fille) jouxte les trois tableaux en noir et blanc de Qin Ni représentant des dromadaires, des souvenirs de son ancien appartement, rasé comme ça arrive souvent dans des villes chinoises. Elle a créé un musée imaginaire de chez elle. Le processus d’urbanisation est un virus. Le musée est imaginaire mais n’est pas sacré comme un musée. Critique de la ville qui rase, critique du musée qui sacralise. Jeu sacré, la narine est grande, la respiration est salvatrice, un instant, tandis que le virus touche la ville. Félix Monsonis, quant à lui, met en scène une autre forme de fragilité avec des youplalas inspirés des poupées kachinas que les Indiens Hopis créent en l’honneur des esprits tutélaires (la courge, le vent…), tandis que s’élancent bientôt les grands intissés (du papier spécial habituellement utilisé comme papier à peindre sur les murs) teintés de Katia Renvoisé.

Bientôt en effet. Katia a produit ses oeuvres en mode performance. Elle les a ensuite accrochées, un triptyque, dans le jardin de la ferme Saint Eloi, sur un mur de la maison. Mais le vent s’en est mêlé et a mis à mal les créations. Après réparation avec l’aide infirmière de Danielle, le triptyque a trouvé place dans le deuxième garage. En face de ce garage, un soir, Philippe Tallis a réalisé quelques dessins avec de l’encre appliquée au bâton croquant des personnes parmi le public du Festival.

Dans le troisième garage prenaient place le loup et la chouette d’Aurélie des Pierres en compagnie des tableaux de Sylvie Dallet, ensemble sur un grand bahut. La chouette surveille actuellement l’atelier de Sylvie. L’univers de Sylvie pousse à la méditation : des créatures humaines et animales jouent des harmonies comme dans un paysage chinois. Ceux-là pouvaient ensemble méditer sur les méduses de dentelle de Rosine Astorgue dans l’océan de l’air ambiant et regarder les vidéos d’artistes proposées par Vidéoformes. Dans le premier garage était aussi garée la salamandre, née du talent bricoleur de Franck Watel et d’Eddy Saint-Martin, après sa première sortie festivalière. Eddy également le couturier inspiré de l’immense bannière du Festival. 

C’est la salamandre qui avait surpris le vernissage, conduite chaudement par Franck et Eddy. La salamandre est ressortie vers le ruisseau. Elle avait soif ce jour-là. Ses admirateurs l’ont suivie en safari photo. La salamandre sortira de temps en temps dans les mois à venir, c’est certain ! Nous songeons à organiser un week-end sortie de la salamandre au temps des châtaignes.

Quand nous sortions des garages, Felix était en face de la buvette – une institution du Festival tenue par Anne Monsonis et Gilbert  Schoon qui en inventent les recettes ; la tapenade cela se fait avec des tapènes, tapena en provençal, des câpres, qu’on se le dise ! – avec deux youplalas dans les mains. Nous étions tous les quatre cois devant eux, n’osant les manipuler, de peur de leur faire mal – on a peur d’être gauche parfois avec les ouvrages des autres. Or ils sont forts ces youplalas. Nous étions tels des enfants, à leur faire faire des cabrioles.

Vers la ferme Saint Eloi, des merveilles nous attendaient : des racines d’Alexandra Lesage et des lierres de Pascal Masson perchés dans des arbres, les drôles d’animaux portant lunettes d’aviateurs de Georges Bellut, la peinture naturaliste tibétaine (troupeau de moutons)  de Weixuan Li, des créations des enfants du centre de loisirs de Paulhaguet, des oiseaux de dentelle confectionnés par Rosine, un milan bien planté sur son socle, imposant, beau. Son créateur, Diego Martinez, était un bijoutier de métier, ouvrier professionnel au savoir-faire reconnu par ses pairs et ses patrons. La retraite venue, il a souhaité poursuivre son art, en plus grand. Et voici le travail !

Dans la ferme Saint Eloi, nous découvrons des oeuvres que Ziqi Peng a ramenées de Chine dans sa valise. Venir avec des oeuvres de Chine n’a pas été une mince affaire pour Ziki alors que beaucoup d’artistes avaient répondu présents à son concours lancé dans la zone artistique 798 en banlieue pékinoise. Deux éventails précieux, une sculpture en bois odorant, des porcelaines, un tableau… le raffinement des œuvres dans une ambiance de grange ancienne.

Nous admirons ensuite la force des céramiques en raku de Cécile Auréjac. Chaque animal de Cécile est une présence qui s’impose. Ces trois ours magiciens de la terre, truffés de bois et d’écorces, sont les gardiens de la forêt ; elle les a placés sur la fenêtre en protection. Puis les chauves-souris et les Chabals Maï de Véro Bene, à noter des nanas parmi ce peuple d’humains-chevaux ! Véro peint sur grands formats et sur son carnet. S’arrêter quelque part et dessiner est un style de vie pour elle, ainsi que le traduit son blog, avec notamment un dessin de Jean-Eddy contant l’histoire de Tezin. Mais restons à la ferme Saint-Eloi encore un peu.

Sur la droite il y a les regards animaux d’Isabelle Lambert, minutieusement peints à la tempera. Si l’homme tourne le dos aux animaux, à l’animalité, l’avenir sera terrible, le présent l’est déjà. La fracture dorsale s’élargit, les regards foudroient le passant sur une paroi d’ombre. Les insectes géants de Diego semblent se diriger vers l’oeuvre d’Isabelle. Une chauve-souris géante nous accueillait dans la pièce.

Tournons  autour du poteau d’attache de l’étable et voyons les insectes peints par Diane Cazelles sur des pages de livres anciens récupérés, puis entrons dans la seconde pièce de la ferme, avec des photos anciennes de Chavaniac présentées par l’association Adrienne & Eugénie. Les insectes de Diane entrent en pleine résonance avec ceux de Diego. Samedi en soirée, la première salle a été transformée en un lieu de spectacle, conte musical autour d’un animal effrayant, le scarbougnarc de Loubeyrat, avec Pascal Masson et Thierry Marietan.

Remontant à la salle des fêtes en passant par la fontaine, on découvre l’oeuvre haïtienne de Jean-Eddy Rémy (celle croquée par Véro), un conte vaudou  qui, tel les tapisseries de Bayeux, est raconté en images :  ici sur du métal de bidons martelé et découpé pour laisser apparaître jours, personnages et situations. Les sculptures ont été réalisées en Haïti au village de Noailles pour le Festival. Matthias Cazin se relayait avec Jean-Eddy pour raconter l’histoire des amours d’un sirène et d’une humaine. Les poissons de la fontaine étaient tout ouïe !

De retour à la salle des fêtes, nous avons admiré sur l’estrade les tableaux féériques d‘Olga et d’Anne Marie Wauquiez fascinée par le monde des dinosaures, tandis qu’Elisabeth Toupet dévide un dragon d’aiguilles de pin. Regardons à nouveau toutes les céramiques des talentueux artistes qu’a fait travailler Myriam, que l’on peut retrouver sur son site web, et choisissons des ouvrages à lire : Célébrations de la nature de John Muir, Les céramistes d’art en France de Flora Bajard, La vérité sur les tapirs de Julien Baer, L’homme, l’animal et la machine de Georges Chapouthier et Frédéric Kaplan ainsi que La terre (Savoir et Faire), qui est un ouvrage écrit par un collectif d’auteurs. Des livres vendus par Myriam (la galerie qu’elle tient à Paris est galerie et librairie !) et aussi par le café-lecture Grenouille. Bref, nous avons de quoi lire !

Parler lecture fut l’occasion d’échanger sur la force d’un lieu qui est rencontres artistiques, culturelles et intellectuelles à la fois… et de nous donner rendez-vous à la conférence du lundi pour entendre Georges Chapouthier, Sylvie Dallet et Wei Liu et visionner ensuite deux films anciens proposés par l’Atelier du 7ème Art (Frédéric Rolland).

Les photos de ce billet ont été prises par Olga Kataeva, François Terrien, Franc Wattel  et moi-même.

Réflexions sur une belle aventure : les Arts ForeZtiers 2018

Le Festival des Arts Foreztiers vient de clôre sa sixième aventure : une expérience artistique qui entraine dans sa ronde des créateurs artistiques différents qui logent leurs expérimentations dans les garages, la salle des Fêtes, la salle des Ainés  (transformée en Cabinet de Parfumeur) et les différents espaces ouverts et fermés de la Ferme Saint Eloi, cœur du Festival.
De jeudi soir à lundi, les expositions, animations et conférences se sont déroulées de façon fluide, régulièrement relayées par la page Facebook des Arts Foreztiers. Nous revenons au site, que nos amis internationaux consultent de pair avec ceux des territoires. Nous allons maintenant vous raconter ces journées de travail, de création, de rencontres et de rires, à notre idée, c’est à dire de façon plurielle. Durant les quelques semaines à venir, des  récits et les photographies de l’événement seront partagés, donnant de notre œuvre collective, le chatoiement de sensations que nous avons ressenties.

Lectures de campagne, de bureau ou de plage, l’été sera foreztier.  Ce petit lézard qui explore une sculpture de chauve-souris, perché sur un billon de pin, s’est faufilé le dernier jour dans la salle des Fêtes, pour nous signifier que, comme chaque année, la fête était finie. Bizarre ce lézard qui revient symboliquement ponctuer de sa présence chaque année…

A bientôt de ces écritures sensibles et réfléchies ! La pluie a largement épargné le festival atypique, conçu par les artistes et les chercheurs, signalé par le magazine Artension  (numéro de juillet) parmi les 19 plus étonnants festivals de plein air de l’été 2018. Un avis qui nous a galvanisés, donnant à chacun l’occasion de donner le meilleur de ses créations, en harmonie avec les œuvres voisines. 

 

« The Hazards of Love », The Decemberists : le rock merveilleux

Aude Crozet est doctorante en archéologie de la forêt. Sa thèse a pour but l’étude des relations entre les connaissances archéologiques et forestières dans les forêts de Chambord, Boulogne, Russy et Blois à partir de données archéologiques, textuelles et sylvicoles. Dans les péripéties de ses recherches et dans la joie de ses découvertes musicales dans le texte qui suit, Aude nous guide pour écouter The Hasards of Love. Chaque paragraphe correspond à un morceau. Bonne lecture et bonne écoute !

« La musique a un puissant pouvoir évocateur. Le rock et la pop ne dérogent pas à la règle.

The Decemberists, groupe de rock de Portland, Oregon, a sorti en 2009 The Hazard of Love, un « opéra rock » dont l’histoire  se déroule aux abords d’une forêt boréale. J’ai été touchée par la façon dont sont utilisés des instruments contemporains pour donner corps à un conte aux accents merveilleux, comportant de nombreuses références littéraires. En entendant Sylvie Dallet parler de la place de la forêt dans la littérature au Groupe d’histoire des forêts françaises (GHFF), et puis du festival des Arts ForeZtiers, j’ai pensé à cet album qui mêle heureusement la forêt, la littérature et la métamorphose. Je souhaite partager ici mes réflexions en amatrice de musique, ancienne étudiante en lettres, et doctorante en archéologie de la forêt.

Une jeune fille, Margaret, à cheval dans la taïga, tombe nez à nez avec un faon blanc blessé. Alors qu’elle le soigne, ce dernier se métamorphose en jeune homme, William. Les deux jeunes gens tombent amoureux (The Hazards of Love). Le morceau est fondé sur un arpège de guitare étoffé progressivement par d’autres instruments : des accords de basse, une rythmique soutenue, une nappe de clavier annonciatrice des « hazards » c’est-à-dire les péripéties, les périls promis à cette histoire d’amour naissante. https://www.youtube.com/watch?v=Fp_MVc3abXU

Margaret doit retourner chez son père. Elle découvre qu’elle est enceinte et est chassée de chez elle. Elle part à la recherche de son amour dans la taïga. Naïve et pure, elle espère que la forêt sera un havre de paix. Dans sa chanson (Won’t want for love), elle supplie la forêt que les feuilles s’étalent sur le chemin pour apaiser ses pieds nus, que les branches forment un berceau pour qu’elle s’y repose. La voix aiguë de Margaret s’oppose au rythme binaire de la batterie et à la basse très forte, évoquant la progression difficile de la jeune fille dans un environnement hostile, souligné à la fin de la chanson, par des riffs de guitare rappelant des sirènes.  https://www.youtube.com/watch?v=881qFziuGG8

Mais on apprend que la forêt est une puissante reine, qui avait recueilli et protégé le jeune homme en lui donnant l’apparence d’un faon. Et la reine refuse que son fils lui échappe pour une histoire d’amour avec une humaine. Le jeune homme demande à sa mère de lui laisser encore une nuit avec sa bien-aimée, et il reviendra vers elle. Dans le morceau The Wanting comes in waves/Repaid, la phrase de clavecin qui accompagne le couplet souligne le sentiment de fatalité vécu par William, contrebalancé par un refrain plus énergique où les chœurs féminins (qui rappellent la voix de Margaret) montrent que le jeune homme est mu par son amour pour la jeune fille. Cette chanson « à tiroir » comporte une mélodie différente réservée à la reine, où dominent des riffs de guitare électrique saturés associés une ligne de basse évoquant sa colère. https://www.youtube.com/watch?v=WfKhydixkeA

Fééries sylvestres (techniques mixtes Sylvie Dallet 2016

La reine trahit sa parole et s’allie à un homme infanticide, Rake, qui enlève Margaret et l’emmène de l’autre côté d’une rivière déchaînée. William offre de se sacrifier à la rivière pour sauver Margaret (Annan Water). La nappe de guitare qui couvre légèrement la voix de William dans Annan Water rappelle le courant bruyant et incessant des rapides d’une rivière. https://www.youtube.com/watch?v=WfKhydixkeA

Tristan & Iseult en la forêt (manuscrit du XVème siècle, BNF)

Il parvient à sauver Margaret. Pour rester à jamais réunis, et échapper aux périls de l’amour, les deux amoureux décident de se marier en se noyant dans la rivière Annan (The Drowned). https://www.youtube.com/watch?v=bRLSaBZV1Eo

Les harmonies légères et aigües (accordéon, guitare sèche) sont attribuées à l’amour des deux jeunes gens et des sonorités plus graves et sourdes (guitare électrique, basse, batterie) sont employées pour les « méchants » de l’histoire, un peu comme dans Pierre et le Loup (Prokofiev, 1936), où chaque personnage a son instrument. La musique n’est pas seulement la mise en forme des paroles, elle renforce et illustre le texte. Elle évoque aussi la force des éléments.

A mon sens, deux métamorphoses ont lieu dans cet opéra rock. Le faon blessé, de couleur blanche, symbole de merveilleux dans les contes (Chrétien de Troyes par exemple), s’est transformé deux fois : tout d’abord pour trouver refuge dans la nature, une deuxième fois pour rencontrer l’amour de sa vie. La deuxième métamorphose est celle de Margaret, qui porte le fruit de leur amour.

Ce conte musical fait de nombreux clins d’œil à de grandes œuvres littéraires. Cette histoire d’amour impossible rappelle celle de Roméo et Juliette, qui se rejoignent dans la mort. Merveilleux, chevaleresques ou courtois (Lancelot ou le Chevalier à la charrette de Chrétien de Troyes, 12e s.) : la forêt où Blanche-Neige se cache, où le Petit Chaperon Rouge se promène, est à la fois accueillante et dangereuse. Mythologique : la rivière Annan est un équivalent du Styx, que l’on passe pour aller dans le royaume des morts ; l’enlèvement est un topos de la mythologie (Europe enlevée par Zeus, de Perséphone par Hadès, d’Hélène par Pâris…

La mutation est un thème sous-jacent tout au long de ce conte musical. La nature est tantôt la bonne fée qui offre un asile à l’amour des deux jeunes gens, tantôt la sorcière maléfique usant de stratagèmes pour les détruire. Elle peut être tantôt un obstacle infranchissable, tantôt un refuge -temporaire ou éternel (la rivière). Une morale écologique contemporaine pourrait y voir l’amoralité de la nature, c’est-à-dire l’absence de la notion de bien ou de mal dans les phénomènes naturels, et leur toute-puissance comparée à l’histoire des hommes. »

Et… « Elle supplie la forêt que les feuilles s’étalent sur le chemin pour apaiser ses pieds nus, que les branches forment un berceau pour qu’elle s’y repose ». 

 

Les nouvelles arches de Noé

Sur le thème de la Botanique céleste au festival des Arts foreZtiers il y a deux ans, Albert David exposait une grande fresque photographique. Quelques mois plus tard, à la maison de Mandrin, avec Aurélie des Pierres, sculptrice, ses photographies organisés en douze thèmes engageaient la conversation avec des animaux et des idées de pierre. J’avais alors écrit ce billet. Il y a deux ans, au festival des Arts foreZtiers toujours, nous découvrions la musique des plantes et comment la capter. De cette découverte, l’idée d’une performance prend forme, associant musique des plantes et fresques photographiques. Albert photographie et compose. Cela faisait un bout de temps que nous nous disions qu’il y avait matière à osmose.

Ce sont les plantes et leur musique qui en ont donné le la. Nous en discutons, je dis à Albert que je chanterais bien aussi. Le phénomène de la nature urbaine totale devient un fil d’ariane. La performance Les nouvelles arches de Noé naît de nos discussions, de nos sorties et découvertes et de l’agencement des photos en fresques. Les paroles ne sont pas encore écrites à l’heure où j’écris ces lignes mais des idées se posent et des mélodies s’imposent, une chanson éclate, celle que Lucie Taffin a écrite et composée et qu’elle chante : Noé. Lucie, je l’ai rencontrée grâce aux Voisins du dessus, groupe dans lequel je chante. Depuis, j’aime à la suivre dans les caves parisiennes. Parisiens et gens de passage à Paris, découvrez-la ! Et voici maintenant sous forme d’une conversation l’histoire des nouvelles arches de Noé. 

Céline Mounier : Il y a deux ans, tu exposais une grande fresque photographique. Depuis, ta photothèque s’est enrichie de moultes nouveaux clichés. Au départ, tu l’as expliqué, est le geste.

Albert David : J’ai expliqué cela à la maison de Mandrin en ces termes : “D’abord, il y a le geste du bras, celui qui intuitivement donne une trajectoire à l’appareil. Ou bien c’est le train dans lequel je voyage, ou la voiture, ou encore le vélo, qui donne le mouvement. Il y aura, plus tard, des recadrages, mais pas de traitement de l’image : tout est fait à la prise de vue, avec un simple smartphone. Cette magie de l’impression du mouvement, je l’ai mise en scène dans trois univers : la forêt, la ville et la route, trois hauts lieux de nos vies.”

CM : De ces hauts lieux au bestiaire enchanté, quel est le cheminement ?

AD : Il y a un faisceau de chemins. Dans la ville, il y a des drôles d’animaux qui apparaissent. Je vois ici un rêne batifoleur, là une assemblée de singes, par là-bas deux chimères et de ce côté-ci, des formes canines furtives. Des animaux se sont révélés, un peu comme, dans la forêt nue de Philippe Tallis, des femmes sont révélées sur la toile, le geste révèle des animaux. La fresque Les animalités furtives se compose. Ces animalités sont nées de mes safaris photo urbains.

CM : Tu as composé une musique qui s’appelle Petite mélopée urbaine, je trouve qu’elle va bien avec cette fresque ! Pourrais-tu me parler de tes inspirations musicales, de celles qui comptent sur le thème du bestiaire ?

AD : Premièrement, il y a eu la musique des plantes. Il y a deux ans, je n’ai pas résisté à l’envie d’acheter l’appareil qui permet de la capter et je me suis aperçu qu’on pouvait aussi bien capter le son que nous émettons, nous, les humains animaux. Je compose de la musique et j’aime jouer des sons. Des sons sont captés, leur sont associés des instruments, je les combine entre eux, écoutons par exemple Le framboisier et le laurier, et puis, j’ai enrichi la symphonie de la nature de mes improvisations dessus.

CM : Tes doigts, les plantes et les animaux que nous sommes ont l’air de bien s’entendre…

AD : Nous nous entendons plutôt bien, oui c’est une découverte d’un chemin pour Les nouvelles arches de Noé ! Deuxièmement, il y a un peu plus d’un an, nous découvrions une exposition intitulée Le grand orchestre des animaux, de Bernie Krause, musicien et acousticien qui a introduit le terme de biophonie. C’était à la Fondation Cartier. L’Amazonie a sa symphonie, la Sibérie la sienne, nous donne-t’il à écouter. Il a enregistré des sons de la nature, parfois aux mêmes endroits à une ou deux décennies d’écart, et il est terrifiant de constater que l’intensité sonore diminue. Troisièmement, il y a dans ce que je compose un héritage de la pop expérimentale, écoutons Jon Hassel, et un goût pour des expérimentations sonores. Petite mélopée urbaine est un morceau que j’ai composé il y a déjà quelque temps.

CM : Je souhaite revenir sur tes safaris comme tu dis. Le 8 mai, je me souviens bien de la date parce que mon grand était en pleines épreuves écrites de concours ce jour-là, je t’ai accompagné dans un de tes safaris. C’était au Parc Floral de Vincennes, le printemps avait explosé, les pivoines éclataient et les rhododendrons étaient de mille feux. Ce jour-là, le bestiaire s’est grandement agrandi !

AD : Le safari photo fut fructueux ce jour-là en effet ! C’est ce jour que sont apparus un cacatoès, deux poules, un caméléon et des petits tapirs tapis. Ils ne faisaient pas à eux seuls une fresque, mais ils en deviendraient bientôt des pièces maîtresses. Et sur l’assemblage, tu as l’oeil! J’ai décidé aussi de jouer sur les couleurs. Le safari du 8 mai était haut en couleur. Il y a une joie singulière qui se dégage, je trouve. 

CM : Nous avons appelé la fresque Autour de Loïe ! Le cacatoès, il me fait penser à Loïe Fuller, elle tourne et tourne, cela donne envie de chanter ce Tourbillon de la vie. En plus un cacatoès, c’est un oiseau qui mange sa cage, c’est fabuleux ça. Petit tapirs tapis, ça se chante, ça se slamme. Tu as raison, il y a de la joie. Et en même temps une certaine gravité parce qu’on espère que toutes ces couleurs attirent les abeilles, parce que les abeilles, il faut les sauver. Le chant se fait politique et on entend “le chant aigre” de l’abeille. Je mets des guillements car c’est une formule qu’emploie Maurice Genevoix dans son bestiaire enchanté. La première nouvelle s’appelle L’abeille justement. Je voudrais le chanter sur la musique des plantes. Trouver à combiner le sautillement et la gravité.

AD : Tu as demandé des conseils à Lucie pour chanter, raconte !

CM : Lucie me conseille d’abandonner le terme “performance”. Il ne s’agit pas d’être performant mais d’être calme, de se ménager et d’arriver sur la musique quand je sentirai que le moment sera bon. Lucie me conseille de maîtriser le temps, un slam sur une minute, un mouvement plus lent pourquoi pas sur trois minutes, sur les textes parlés, faire glisser peut-être des notes ou des envolées. Lucie est flattée quand je lui demande si je peux chanter Noé. Moi j’ai le trac et je suis impressionnée. Elle est belle Lucie avec son fidèle accordéon. Elle fait rire et elle émeut. J’ai éclaté de rire quand j’ai écouté pour la première fois ce refrain :  

« Nous ne serons pas amers / mais il n’y a plus de mystère / tu vois bien qu’il s’est cassé / oui sans nous / ce connard de Noé »

Puis j’ai été grave quand j’ai véritablement été attentive aux paroles. Il y a de quoi. A l’heure où j’écris ces lignes, un énorme bloc de glacier s’échappe du Groenland faisant monter le niveau zéro des océans. Elle chante cela. J’écoute Lucie et je lis Bénédicte Manier, un livre intitulé Made in India, rendez-vous au chapitre Les reforestations citoyennes. Quand on reboise, les tigres reviennent…

AD : … Tu racontes cela et voilà que les créatures que j’ai photographiées sur les routes deviennent Les tigres mécaniques. Cette fresque s’est ainsi imposée. Le panneau s’agence ainsi par effet de révélation. Et puis tu lis un article Bénédicte Manier sur les animaux en ville sur son blog, nous parlons de forêt urbaine et, de fil en aiguille, de Nature totale. Il y a des osmoses entre des créations des hommes et la nature. La ville révèle ses créatures animales. La nature urbaine est en rébellion. La ville est forêt. Les paroles risquent de se faire colère…

CM : … Ou chevauchée en « vélo-cheval », pour emprunter la formule à Amélie Nothomb dans Le sabotage amoureux, dans la ville ! Dis-moi, pourquoi une fresque s’appelle-t’elle Les animaux déçus ?

AD : J’ai photographié une grue de taille moyenne, il y a quelques temps, vers l’avenue de France à Paris, et le geste que j’ai utilisé le temps de capter l’image a donné à la grue une forme courbe, gracieuse, un peu fragile, et comme tête baissée. Un titre m’est immédiatement venu, “La déception de l’hippocampe”. Puis nous avons regardé ensemble certaines de mes autres photos, et la force inspirante de cette idée de déception nous a fait réaliser que l’hippocampe avait des compagnons de déception. Les animaux déçus, cela me touche parce que ça leur donne une âme particulière – il faut une belle conscience pour pouvoir éprouver la déception, et aussi parce que je n’aime pas voir des gens déçus, cela m’attriste et m’émeut. Mais une prochaine série pourrait être Les animaux chevaleresques, ceux qui redressent la tête !

CM : Des animaux chevaleresques, Les mandibulés, une nature totale, des chevauchées en ville, voici Les nouvelles arches de Noé.