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La forêt vosgienne, miroir de l’enjeu climatique

Le débat sur l’évolution de la forêt française est au coeur des réponses de société, sur des paradoxes dont le Conseil Scientifique du Parc naturel régional des Ballons des Vosges a souhaité, lors d’un séminaire public du 23 août 2021 au Val d’Ajol, partager et faire connaître. De fait, les  conférences (et les débats qui les ont accompagnées) se sont focalisées sur trois approches de la crise climatique, dans une démarche d’adaptation : l’habitat (et l’urbanisme), l’eau et la forêt. Cet article, fortement inspiré des échanges collectifs, reste centré sur la question forestière.

Le massif des Vosges est le second château d’eau français après le Massif central.  Même si la météo de l’été a été particulièrement pluvieuse en 2021, le réchauffement climatique menace les zones ordinairement préservées de la montagne : les Vosges, réservoir de pentes neigeuses pour les skieurs du grand Est, doivent faire leur deuil des blancs tapis qui ont participé de leur attrait touristique.  Le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat)qui constitue la doxaen matière climatique prédit qu’en 2050 les températures de Verdun seront approximativement celles d’Orange. Ces mutations de long terme  constituent le bouleversement majeur  des années à venir, avec leur cortège de pandémies, d’inondations et de sécheresses. L’adaptation à ces mutations doit être préparée sur de multiples pistes culturelles et géographiques, avant que les populations ne soient touchées de plein fouet par ces bouleversements annoncés.

Depuis les années 1960, la végétation subit un climat perturbé par le poids des activités humaines, ce que l’on nomme l’anthropocène, le règne de l’humain. De fait, cette responsabilité  collective pèse sur le devenir de la planète qui en souffre : vents, forêts, sols, cours d’eau, tous les éléments sur lesquels les Anciens définissaient leur philosophie sont impactés. La philosophie, qui est un amour de la sagesse (en équilibre : sensibilité, intuition et raison), fait désormais l’économie du vivant, le nie le plus souvent et s’en détourne sans parfois en avoir bien conscience. À la vie secrète des arbres et des plantes, répond  en filigrane la vie réelle des humains qui, pour souvent, sont des animaux dénaturés : ces constats sont loin d’être partagés et, de fait, si les prises de conscience diffèrent, l’éducation populaire et l’écoute mutuelle des savoirs  et des besoins est, plus que jamais, indispensable.  Repenser le temps est un acte de sagesse : l’eau s’écoule et se filtre sur des années et des siècles, façonnant des paysages. Shooté à la consommation ponctuelle, un touriste consomme trois fois plus d’eau qu’un habitant des territoires, enraciné dans une pratique économe des ressources.  Certaines industries alimentaires, telles que les laiteries et les brasseries,  régulièrement goulues en H2O doivent être considérée comme prioritaires. 

Nous vivons en ville, pour la grande majorité d’entre nous. Replanter des arbres en grand nombre  dans les milieux urbains correspond à une réponse d’apaisement collectif, dont les élus urbains commencent à comprendre les bienfaits : le tout béton évolue au profit de jardins partagés, de la végétalisation des immeubles et des cours d’écoles. La situation en campagne diffèrente, nécessite des réponse fines, qui conditionnent des modes de vie, de penser et d’habiter, impactant en retour les cités. Mais ces arbres s’adaptent aux changements climatiques : le sapin remonte en altitude, le hêtre se déplace vers le Nord est, la vigne pointe son nez au delà de sa traditionnelle zone de confort.


En apparence la forêt est une vieille dame respectée : la forêt française, forte de ses 30 % du territoire, a reconquis une vraie place nationale que le Moyen Age avait quasiment anéantie avec ses misérables 7%. La lutte pour sa préservation forestière a porté ses fruits, grâce aux actions des littéraires, des artistes, progressivement accompagnés par des pouvoirs publics qui au XXème siècle s’étaient pourtant, sans grande réflexion, attaqués aux haies et au bocage nourricier. Les Trente Glorieuses de l’essor industriel sont les Trente Piteuses de la désertification des campagnes et du mépris des usages communs. À rebours de ces errements, depuis une vingtaine d’année, les animaux reviennent en ville et sur les lisières, comme auxiliaires efficaces des cantonniers, souvent plus habiles et d’un moindre coût que les machines. Dans ce temps où les énergies fossiles font défaut, le mouton, la chêvre et bientôt le bison débroussaillent énergiquement.  On peut imaginer, dans un futur souhaitable, que les collectivités prêteront  (ou loueront) désormais un mouton par pelouse.

 Aux côtés des forêts domainiales gérées par l’Office national des Forêts et celles liées aux Parcs naturels régionaux, la France est couverte de forêts privées, un manteau d’Arlequin le plus souvent sans gestion réelle :  un tiers de leurs propriétaires, très âgés, sont en EHPAD et leurs héritiers potentiels ne se soucient guère des bornages ni de l’entretien des parcelles.  Cette situation  permet la libre évolution des espèces réclamée par les écologistes, mais fragilise aussi l’économie du bois, par brutales mutations de la demande.  Les parcelles se perdent, ou sont rachetées à bas prix par des investisseurs étrangers (Allemagne, Chine) qui manquent de bois d’oeuvre. En l’absence des prédateurs traditionnels (loups, lynxs), les forêts sont ravagées régulièrement par le gros gibier, particulièrement les sangliers qui gobent à peu près tout ce qui se trouvent au sol, dont les précieux poussins des coqs de bruyère et autres petites pousses qui tapissent les sous-bois.

Les versants boisés sont enfin abîmés par des insectes scolytes. En régionGrand Est, l’épidémie de scolytes s’étend désormais sur la quasi-totalité des forêts d’épicéas, de la moitié nord de la France (Bourgogne-Franche-Comté, Hauts-de-France, Normandie) à l’Auvergne Rhône-Alpes. Ces insectes, sont naturellement présents dans notre écosystème, de même qu’en processus analogue, les coronavirus sont depuis des milliers d’années, familiers des oiseaux et chauves-souris. Savoir pourquoi la maladie se déclenche à tel et tel moment et en masse, reste la vraie interrogation de ce XXIème siècle. Le bostryche typographe est le scolyte commettant les plus gros dégâts dans les forêts d’épicéas, notamment dans le Grand-Est. En creusant des galeries dans le cambium(cette fine couche sous l’écorce) pour y déposer leurs œufs, ces coléoptères condamnent des arbres par milliers.

Partout où l’épidémie frappe, une modification du paysageest à prévoir, entaînant la disparition d’espèces traditionnelles ou représentatives tel le coq de bruyère, emblème des Vosges. Au-delà des coupes exceptionnelles, le dépérissement des épicéas (la gourmandise du typographe et du chalcographe) modifie l’aspect de la forêt : les arbres attaqués par les scolytes sont facilement identifiables par le changement de la couleur de leurs aiguilles, virant du vert au brun, puis par leur disparition totale. Ce dépérissement n’affecte pas le bois d’usage quotidien (dit « bois énergie ») qui sera vendu pour le chauffage et la papeterie mais condamne le « bois d’œuvre » qui commence à manquer pour les meubles et les charpentes en Europe et bien au-delà, en Chine, gros consommateur des futaies des forêts françaises. 

Tout n’est donc pas directement l’œuvre humaine, même si l’humanité en porte une responsabilité  diffuse générale.  L’acidification des sols, la mécanisation à outrance, les blessures d’abattage et de débardage, le déséquilibre cynégétique sont en cause, mais aussi le désamour de la beauté des paysages. Des erreurs de gestion, le mépris des savoirs-faire traditionnels ont causé des dégâts immenses, dans les pays conjoints du réel et du rêve. En 1850, des voix s’étaient élevées contre l’introduction dans les Vosges de l’épicéa, perçue comme une « espèce étrangère ». On ne parle plus des « forêts rouges » issues de Tchernobyl, mais force est de constater qu’elles brûlent régulièrement tous les étés depuis la catastrophe de 1986, diffusant une pollution aérienne importante. On commence à se rendre compte des apports des tourbières, de la ripisylve et des marécages. Et petit à petit,  on se plait à repenser la construction d’un paysage comme l’œuvre conjuguée des humains, des animaux et des plantes compagnes qui  sont souvent des formes de vie alliées. En bref, si on calque la restauration environnementale sur l’actuel vent mauvais de la cancel culture(qui fait porter à un seul groupe les malheurs de tous), il est irrationnel d’imaginer qu’une catastrophe serait issue d’une seule cause, avec un seul remède pour survie. C’est inverser le démiurge, dans un modèle où le malheur serait le seul servi à la table du monde. Chacun de nous est prié d’inventer les petits gestes qui sauvent au lieu du renversement du grand soir. 

Les dégâts environnementaux touchent par ailleurs des populations régulièrement soumises au malheur comme les migrants et les pauvres. Le clientélisme local, la volonté de trouver des solutions rapides, le souci de ne pas déplaire aux administrés ont permis des implantations d’habitat  de piètre qualité sur des zones inondables, reportant sur les assurances les dégâts programmés de l’urbanisme. Il est donc nécessaire de repenser globalement la qualité sur la quantité, de préférer les rénovations aux constructions neuves, de capter les eaux de pluie, de contrôler les piscines privées, de règlementer les barbecues y compris dans les jardins, en bref repenser une éducation du civisme et de la protection paysagère et  géographique. Ces aménagements sont d’un apport indirect sur le développement de la santé forestière, mais ils y contribuent, de même qu’un mode de vie sain réduit les risques environnementaux.  Comme des points d’acupuncture ultime, l’État souhaite augmenter les espaces  à protection forte  (ressources naturelles et biologiques, îlots de « vieux bois » etc) et les faire passer de 2 à 10 % des territoires.  Cette patrimonialisation (ou matrimonialisation) des aires protégées correspond peu ou prou à une labellisation de « grands paysages », succédant à la pédagogie des « grands hommes » prônées par les manuels scolaires de la Troisième République. Si dans le discours de la méthode scientifique, les modèles sont toujours faux, ils permettent des remises à niveau, des étapes à dépasser, des enjeux à poser.  Les récits, les romans graphiques, les ponctuations paysagères qu’offrent les œuvres d’art (telles celles qui se désignent par le land art)  doivent être multiples, humbles, aimables, caustiques ou héroïques, toujours fluides comme ce contact de souffles mêlés dont les masques nous ont privés depuis plus d’un an.

Sylvie Dallet (vice-présidente Conseil Scientifique Parc naturel Régional des Ballons des Vosges)

Journées des Arts Foreztiers aux Aimeraudes – 3 et 4 juillet 2021

Le Festival se déroule  depuis dix ans  en biennale dans le village de Chavaniac-Lafayette (Haute Loire) : le prochain est prévu pour l’été 2022 sur le thème : RACONTER LA FORÊT.

Le Festival est aussi une expérience itinérante et fonctionne en réseau, avec des partenaires qui partagent ses valeurs. Pour mémoire, il s’était associé en 2017 avec le Moulin Richard de bas à Ambert pour une exposition d’oeuvres papier.

L’événement organisé aux Aimeraudes sur le site de Breuilpont dans l’Eure, au 45 rue Alfred de Musset, les 3 et 4 juillet prochains en témoigne. Les deux espaces ont en commun le faire ensemble, la recherche de la beauté et la célébration du vivant.

Cette nouvelle expérience mixte se déroule entre étangs et forêt de l’Eure, dans un paysage très différent de la montagne auvergnate.

Il va rassembler pour la journée du 3 juillet deux expositions : les photographies d’Albert David et les peintures de Sylvie Dallet dans une scénographie particulière en intérieur et extérieur, une chorale dirigée par Esteban Pagella avec des odes à la vie toutes en voyages, « For the beauty of the earth« , pour reprendre le titre d’une chanson du répertoire, une déambulation dansée et une conférence « Eaux & forêts ».

Le 4 juillet, l’initiative sera donnée aux Aimeraudes avec une découverte botanique et gustative.

Voici le programme de la journée du 3 juillet : avant 10h30 : libre déambulation dans les lieux ; 10h30 à 11h : ouverture du Festival – 11h15 à 12h15 : conférence de Sylvie Dallet sur les eaux et les forêts – 12h15 : présentation des photographies d’Albert David, moment en forêt avec fond sonore de musique des plantes et écoute de la forêt – 12h45  à 14h30 : temps libre (restauration, échanges, visites libres) – 14h30 : présentation des tableaux de Sylvie Dallet et de leur cosmogonie – 15h15 : concert en forêt : la chorale dirigée par Esteban, des odes à la nature, des chants dans plusieurs langues ; 16h30 : moment de danse ; 18h30 : fin de la journée.

coordination Céline Mounier

Juillet 2020, fiertés

Le festival des Arts foreZtiers a eu lieu en juillet 2020, au sortir du premier confinement, dans l’été inquiet et heureux à la fois. Le thème était « la forêt nourricière ».

Le festival s’est tenu dans le bonheur de retrouvailles attendues, dans un désir intense de chanter et de danser. Une danse tribale, une danse qui se tente. Il s’est tenu resserré sur la Ferme Saint-Eloi, la buvette avec ses mets délicieux et fins s’étant montée tout contre la maison, le jardin devenant amphithéâtre et scène de spectacle. De timide et fraiche, la météo s’est faite pleinement solaire et chaude. C’était l’été dans toute sa splendeur.

Caméra au poing, Gabriel, jeune homme de quinze ans, allait à la rencontre des artistes. J’interviewais les artistes, il filmait. Quelques temps plus tard, il s’est attelé au montage et il a produit cette vidéo. Il n’a pas pu filmer tous les artistes mais sa vidéo nous donne un bon aperçu de la diversité de cette édition 2020 des Arts foreZtiers dont nous pouvons être fiers.

Fierté de faire vivre un festival quand tant d’autres n’ont pas eu lieu. Fierté d’avoir créé des scènes ouvertes de culture. Fierté d’avoir réuni des artistes de différents horizons même si certains n’ont pas pu traverser des frontières. Fierté de défendre la « forêt nourricière », « forest as common » ai-je envie de dire.

La forêt des Bishnoïs

La communauté Bishnoï a été fondée au Rajasthan autour de 1500dans les régions de  Jodhpur et de Bîkâner. Son guide premier est Jambaji (14511536) qui, durant toute sa vie a élaboré 29  (bishnoï en hindi) principes de vie que cette communauté indienne non-violente respecte  la lettre.  La philosophie de cette communauté résulte de l’observation du cycle de l’eau et des arbres, gardiens de la vie même du monde. De ce fait,  tout ce qui permet la vie et la transmission de celle-ci importe plus que toute croyance  religieuse spécifique. Les versets que récitent régulièrement les Bishnoïs expriment cette volonté de libérer l’âme et le corps de toute servitude religieuse ou intellectuelle,  tel que résume cette profession de foi :  « Je n’ai jamais été disciple d’une école pour demander la connaissance. Mais j’ai su la piété en consacrant mon moi à Dieu.  (…)[1]

La volonté d’épargner et de protéger toutes les créatures, animaux (dont les hommes) et végétaux, le refus de mutiler ni de tuer un végétal est une règle, même pour s’alimenter. Le bois de chauffage, pour exemple doit être ramassé mort et  aucune branche ne doit être arrachée ni même élaguée. Un des principes le rappelle fermement : « « si un arbre peut être sauvé, même au prix de la tête de quelqu’un, cela en vaut la peine ».

Historiquement, cette communauté de proscrits de la fin du XVème siècle s’était regroupée près du désert du Thar, dans une zone fragilisée par les guerres et la déforestation abusive liée au commerce du bois et les incinérations mortuaires. Ces errants ont mis en commun une réflexion collective et ont édicté des règles simples de respect du vivant. Parmi ces principes, la femme qui donne la vie est particulièrement respectée : elle jouit d’un mois de repos complet après l’accouchement et de cinq jours pendant ses règles. Vivant librement, elles peuvent se remarier, alors que dans l’Inde ancienne, les veuves devaient s’immoler par le feu après le décès de l’époux. La distinction entre « mâle » et « femelle » n’a pas grande importance pour ces penseurs, panseurs du monde. Cependant la robe des femmes est rouge pour symboliser le vivant, tandis que les vêtements masculins sont blancs pour souligner leur désir de pureté. Pudeur, simplicité, refus des commérages, non-violence, les modes de vie communautaires vont de pair avec l’infini respect qu’ils portent au vivant.

Aujourd’hui, cette communauté forte de quelque 800 000 personnes s’implante, au delà du désert du Thar dans des villes indiennes. De fait, la morale libertaire et non violente des Bishnoïs suscite une regain d’attention qui dépasse les frontières indiennes : après le reportage photographique de Franck Vogel, l’écrivaine française Irène Frain leur consacre un livre important [2]qui retrace leur histoire, des origines jusqu’au massacre mythique en 1730 où à la suite d’Amrita Devi et de ses filles, les Bishnoïs enlacèrent les arbres que le souverain de Jodhpur demandaient de couper pour construire un nouveau palais.

À cette époque, 363 personnes furent décapitées, lors de cette confrontation entre des soldats avides de gain et les villageois qui allèrent au martyre calmement, suscitant au fil des meurtres l’admiration ou l’effroi des sbires qui fracassaient à la fois les corps et les branches. Depuis cette épisode de la résistance, où femmes, vieillards et enfants périrent, la forêt des Bishnoïs est reconnue pour forêt sacrée en Inde, avec un titre de propriété qui perdure depuis deux siècles. Quatre vingt années plus tard, les arbres abattus qui formaient les centres des villages, les khejris (cousins des mimosas et des acacias), emblèmes du Rajasthan, ont été replantés et forment, dans un alignement régulier, un sanctuaire où chaque année, les Bishnoïs viennent honorer leurs paisibles martyrs. Et les gazelles revenues continuent à chercher de la tendresse auprès des femmes bishnoïs.

 En résumé de l’aventure des Bishnoïs, qui témoigne de mon attention aux récits littéraires et photographiques d’Irène Frain et Franck Vogel et, je voudrais citer une parole d’un des rescapés de la Shoah, le sculpteur Shelomo Selinger, polonais de naissance, puis naturalisé franco-israëlien :

 “La vie est plus sacrée que Dieu, s’il existe”… ou, disons le sur une autre pensée, cette vie fugitive est l’étincelle divine que le vivant transporte sur d’infinis possibles. 

Sylvie DALLET

 Bibliographie succincte : 

                                                                   


[1]Verset 6 : On peut prendre naissance en tant qu’Hindou : et être un yogi par l’endurance, être un brahmane par des œuvres pures, sacrées, être un derviche (ascète) par le cœur pur, être un mollah par la retenue du moi et par des pensées religieuses, et être un vrai musulman par l’intellect et en suivant les enseignements du prophète. »

[2]Irène Frain, La forêt des 29, Poche, 2012

Aimer les furtives

Un article de Céline Mounier.

L’été 2019, j’ai lu Les furtifs d’Alain Damasio. J’ai beaucoup aimé ce roman de science-fiction. J’ai été captivée par le personnage de Lorca, l’un des personnages principaux du roman. Dans ce roman, il y a des sons, de la musique, c’est un roman musical. D’ailleurs, un disque associé au roman est sorti avec à la guitare Yan Péchin. Peu de temps après avoir lu le roman, j’ai eu la chance de voir sur scène Alain Damasio et Yan Péchin. Voici un extrait des deux artistes sur YouTube. Une occasion de retrouver Lorca et d’aimer encore plus les furtives. Oui, ainsi au féminin.

Lorca est sociologue dans un laboratoire qui étudie les furtifs. Les furtifs sont comme des sortes d’animaux ou des forces d’énergie vivante, ils sont entre les deux. Géographiquement, dans tout le roman, on se trouve dans le sud de la France sur les bords du Rhône, dans une ville et sur les îles sauvages et pleines d’alluvions que charrie le fleuve.

Dans une bibliothèque, Lorca se concentre sur l’empreinte musicale. « Quelle empreinte ? Une forme de polyphonie rythmique des échanges, faite de salves et de contrepoints, scandée par des syncopes, des cris de matière, des petits pas, des appels, nappée du bois qui mute. Un jeu presque, qui s’en dégageait à force de lier par les oreilles ce qui semblait d’abord parfaitement et délibérément disjoint. Ça faisait penser à un jazz très expérimental, voire à de la musique concrète, imprévisible bien sûr, sans cadence ni temps pulsé, mais dont l’unité cependant finissait par être sensible. Sensible grâce à la texture très proche de la plupart des sons qui tous réfractaient la matière dominante du lieu où les furtifs constamment puisaient pour se transformer. Dans cette bibliothèque par exemple, le son texturait le papier, le cuir des reliures et le bois moderne des étagères, qui ne pouvaient qu’être le cœur des métamorphoses physiques. » (page 105). Il écoute les furtifs.

Le frisson est le souffle du furtif. « Et ce frisson ne prend corps et force qu’en se confrontant au monde concret. Il en a besoin, il y plonge et il y vibre » (page 328). Il y a là une ritournelle vitale. Le furtif est élan de vie. « A l’image du son, le furtif ne connaît pas d’état arrêté. L’imprévu est sa nature. Tous deux, furtif et son, relèvent de la transformation perpétuelle, impossible à bloquer, à fixer. En reconstitution permanente, ils sont l’autopoïèse dans sa plus pure expression, à savoir l’autofabrication agile de soi. » Ils sont du son et comme en danse permanente, leur empreinte laisse comme des traces qui ressemblent à des tags. Les furtifs écrivent des glyphes, des sortes de tags.

Photo prise à Avignon, une lumière trait furtif à l’annonce du soir

Lorca et son équipe vont à la rencontre d’une communauté de femmes aveugles dans une grotte. Elles expliquent le fonctionnement de leur cerveau, ce qui, par analogie pourra permettre de comprendre les furtifs : « Notre cerveau neuronal et nerveux est davantage disponible, disons, à des phénomènes physiques comme les ondes, l’accumulation de chaleur, l’humidité de l’air, un frémissement de tension… Par exemple, je peux sentir votre buée se dilater quand vous parlez, puis se dissiper doucement. Les furtives ont un impact spatial éminemment discret, hormis qu’elles bougent et se transforment sans cesse, si bien qu’une aura de présence se dégage malgré elles. » (page 223). Les furtifs seraient des furtives.

Elles seraient à la source du vivant. Lorca s’entretient quelque temps plus tard avec un scientifique : « Supposons que l’ADN ne soit pas l’essence du vivant. Mais juste un support de codage et d’expression de gènes. Et qu’il existe, plus profondément, autre chose qui informe les primes pulsations de la vie. Mon intuition est que le vivant est fondé sur des pulsations. Mon intuition est que le vivant est fondé que des partitions. Dès le stade la cellule. Des partitions vibratoires. J’entends par là : des séquences rythmiques de vibrations, ce que vous appelez vous le frisson mais que je conçois comme des modes d’agitation moléculaire. » (page 402).

En bon ethnologue impliqué, Lorca aime son milieu. On retrouve de l’énergie de l’enquête ethnographique du film L’étreinte du Serpent quand le personnage Karamakate accepte de chercher la yakruna qui guérit et permettrait d’apprendre à rêver. Lorca est comme emporté par une énergie digne de la musique du Sacre du Printemps de Stravinsky. Côtoyer les furtifs le rend de plus en plus souple, de plus en plus alerte. En même temps, il porte un regard critique sur la société des années 2040 avec ses « technococons » et autres « intechtes » qui façonnent un certain rapport à la cité, aux autres, à la consommation, aux loisirs et à l’autorité. Dans la société d’alors, chacun est replié sur soi et l’ordre économique gouverne l’ordre politique. Il épouse jusqu’à l’engagement total les causes de mouvements contestataires qu’il observe dans la société d’alors, froide et technicisée, avec des taxiles et ses vendiants.

Lorca découvre que des enfants peuvent muter furtifs. Le temps passe, Lorca devient de plus en plus furtif. Et il se sent bien mieux furtif. Recouvrer de la liberté, c’est devenir furtif.

Il part sur une île sur le Rhône, vit alors au sein d’une communauté dans la nature, « l’eau est partout. Elle glisse autour de l’île sans bruit, nappe à motif de ciel pour qui y jette un regard de surface. Mais si on descend dans la sensation, surtout la nuit, comme là, le volume en mouvement devient palpable ; presque angoissant. Tu ressens la masse pleine, et épaisse, et faussement lisse, qui à tout moment charrie des milliers de mètres cubes d’alluvions et d’organismes, de neige fondue et de pluies rassemblées. » (page 183).

Tout autant que la furtivité, l’animalité, la joie des corps qui se meuvent avec liberté. Lorca est emporté par des mouvements de vie, par tout ce qui échappe aux « routines du confort mort » (page 610), au « rapport de domination technolibéral » (page 618). Sentir la tension d’une tyrolienne entre des immeubles, sentir l’air des hauteurs de la ville, le corps qui est fluide, alerte et agile. « Il a cette fibre en lui de la fuite, cet instinct d’échapper aux pouvoirs, à la vision. » (page. 294)

Le sentiment sublime de décoller du sol. « Sa vivacité avait quelque chose de surprenant. Le furtif a du végétal, de l’animal. Une vivante inventivité de la voix. « Que c’était beau de l’entendre jongler avec la vitesse des éléments, le dénivelé et le moelleux d’un bois, la lenteur subite de l’écoute, tendue, et l’accélération chapechutée de ses pattes sur un lapiaz trop exposé, qu’elle griffait çà et là, à la façon d’une truelle sur un plâtre à lisser. » (page 481).

Je raconte maintenant quelles cordes en moi ce personnage touche. Je suis sociologue et j’ai toujours considéré qu’il faut aimer les univers que l’on étudie, que ceci n’est pas un vilain défaut que viendrait rappeler à l’ordre la recherche de la sacro-sainte objectivité. Je suis sociologue employée dans une grande entreprise et je dirais que je suis fière de la manière dont j’y exerce mon métier. Mon maître en sociologie, Renaud Sainsaulieu, me disait un jour que les sociologues sont des gens en colère contre la société, en recherche d’une société meilleure ou de bouts de société meilleure sur la base d’une analyse fine de ce que la société fait de mal à des personnes ou à des énergies, ou ce qu’elle ne fait pas assez pour libérer des énergies créatrices.

Souvent, j’observe et je suis partie prenante à la fois des lieux que j’étudie et des projets que des collectifs portent. Aujourd’hui, je me sens bien dans des espaces où on danse, où on chante libres dans la ville, où on imagine pouvoir planter des arbres, des forêts urbaines, où la vivacité se déploie avec douceurs et couleurs.

Le Rhône plein d’alluvions

Le personnage de Lorca représente alors un idéal, je deviens envieuse de sa capacité à devenir furtif et c’est là que la fiction est forte : elle donne terriblement envie de vivre sur les îles qu’il y a sur le Rhône, songeons à l’île en face d’Avignon, elle donne envie de créer des tyroliennes entre les bâtiments hauts des villes. Elle ravive ce désir que j’avais écrit dans un poème il y a longtemps. Depuis cette lecture, je photographie la ville différemment, je me sens prête à passer d’une vie cérébrale qui a longtemps été la mienne à un engagement sur un projet de permaculture, j’ai osé créer un spectacle au Festival des Arts foreZtiers !

Lecture de quelques extraits du chapitre 23 intitulé « Skymweg »