Archives mensuelles : mars 2015
Un poème de Pasternak : L’orchis des bois
« La pluie vient de passer dans ce coin de forêt,
Et comme un arpenteur a laissé ses repères.
Une cuiller d’argent pend au bout du muguet,
L’eau s’est glissée dans les oreilles des molènes.
L’ombre fraiche des pins les dorlote à l’écart,
Et leurs lobes s’étirent chargés de rosée,
Le jour ne leur plait pas, chacune pousse à part,
Et même leur odeur, une à une est versée. (…)
La violette assoupie donne à tout son odeur,
Aux êtres, aux années. Aux pensées. Aux instants
Qu’on a pu préserver de la vie antérieure,
Et aux dons à venir que le destin nous tend ».
Boris Pasternak (1927, traduction française : Alain Thévenard, édition Gallimard)
Poème choisi par Sylvie Dallet.
Un poème de Pierre de Ronsard
“Ecoute, bûcheron, arrête un peu le bras;
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas;
Ne vois-tu pas le sang lequel dégoutte à force
Des nymphes qui vivaient dessous la dure écorce ?
Sacrilège meurtrier, si on pend un voleur
Pour piller un butin de bien peu de valeur,
Combien de feux, de fers, de morts et de détresses
Mérites-tu, méchant, pour tuer nos déesses ?”
(Pierre de Ronsard Contre les bûcherons de la forêt de Gastine)
Poème choisi par Luc Dellisse, écrivain
L’arbre matrimoine
« En France, les beautés de la Nature ont suscité des actions pionnières de valorisation depuis le XIXème siècle, issues du courant romantique. Celui-ci signalait les liens entre la Nature et la Création artistique : c’est à partir des campagnes de presse et des adresses parlementaires d’artistes et de romanciers tels que Georges Sand, Victor Hugo ou Chopin que la Forêt de Fontainebleau a été reconnue comme « réserve artistique », suscitant en chaîne à la fois des implantations artistiques continues (les peintres de Barbizon pour exemple) et une œuvre de balisage exemplaire des chemins et une exceptionnel travail de bénévoles amoureux du site. Le respect public leur a conféré le nom de Sylvains : les Sylvains Denecourt et Colinet de la fin du XIXème siècle sont les figures de cette découverte « créatrice » des beautés de la forêt, la préservant des coupes sombres des forestiers et du saccage des promoteurs.
Ce modèle « participatif » (avant la crue du mot) a également permis une réflexion nationale dès 1903 puis une législation internationale sur la protection des espaces « d’inspiration » : les Parcs Naturels Régionaux sont issus de cette réflexion de même que les classements au patrimoine international de l’UNESCO. À ce jour, le domaine forestier de Fontainebleau, premier monument de France en terme de fréquentation, attire dix-sept millions de promeneurs par an, si bien que la SNCF organise le dimanche matin, des arrêts de train en pleine forêt, permettant aux familles et aux randonneurs d’éviter la ville. (…)
Naguère, la pauvreté irlandaise se mesurait à la présence d’un arbre fruitier devant la maison, aujourd’hui des propriétaires de riches villas méditerranéennes, rachètent pour les replanter, des oliviers centenaires qui orneront leurs jardins. Si au XXème siècle, les Américains fortunés ont fait transporter des monuments entiers de pays pillés en Californie, au XXIème siècle, c’est l’arbre vénérable, symbole d’une identité ancienne, qui suscite des convoitises sociales. La valeur des monuments est en train de varier selon les paysages. » Sylvie Dallet (in Ressources de la Créativité, éditions L’Harmattan, 2015).
Peut être un jour, assisterons nous à des convoitises telles que des arbres seront dérobés comme des tableaux ou des fruits à l’étalage ? L’énorme chêne-liège du monastère libanais de Beit Mery porte ses 800 ans d’âge. Poussé sur le rocher dont il broie les pierres comme digérées par la sève, il a survécu à tous les affrontements humains. Un arbre incunable, un arbre retable, un arbre bijou, un arbre matrimoine…
Sylvie Dallet
Les livres en la forêt, pages et belles feuilles
Le thème choisi pour la quatrième édition des Arts ForeZtiers 2015 (28/31 août), L’Arbre du Milieu du Monde, en appelle à l’historisation qui opère dans la prospective du livre et de la lecture, dès lors qu’il s’agit de comprendre les actuelles et à venir mutations des dispositifs et des pratiques de lecture, à la fois, à la lumière de leurs passés réels, et, de leurs racines mythiques, dès lors que nous nous concevons comme « animal lecteur », membres d’une « espèce fabulatrice », et ne cessons de questionner la pertinence de l’Hypothèse Sapir-Whorf qui postule que la langue avec laquelle nous pensons et lisons, nous écrivons et communiquons, donnerait forme à notre expérience du monde.
La lecture que nous ferions des mondes imaginaires, du monde particulier de la forêt, et d’une contemporanéité plus ou moins partagée, cette lecture singulière nous inscrirait en retour dans un effet de réel, dont seules, peut-être, des stratégies de lecture dé-li(r)antes pourraient nous délier.
Ainsi, le symbolisme de l’Arbre du Milieu oriente naturellement dans un premier temps notre réflexion vers le Pardès de la kabbale. Paradis dissimulé, jardin, verger, vignoble peut-être (d’où découle le mot « page »), un champ (pensons aux écritures boustrophédon, au rongo-rongo…) dont l’entretien, dans toute sa polysémie, nous ferait progresser dans notre lecture des mystères du monde.
Le bien connu sonnet « Correspondances » de Baudelaire, avec son vers : « L’homme y passe à travers des forêts de symboles », nous transporte dans ces bois d’où la lecture un jour se mit en marche aux côtés de nos ancêtres (se reporter aux étymologies latine et grecque de « livre » : liber, biblos…).
En quoi alors cette « forêt de symboles », et, par extension, forêt de signes, forêt de lettres, pourrait-elle nous inciter à la recherche de sentiers de traverse, de lectures buissonnières ?
Si nous suivions ce chemin, alors l’expérience devrait être partagée et s’enrichir de celles de lectrices et de lecteurs, non plus de livres seulement, mais de forêts également.
L’on compare généralement certaines grandes constructions romanesques à des cathédrales, parfois à des symphonies, et cela souvent implicitement, c’est-à-dire sans que ce rapport mystérieux ne soit clairement formulé. Et si maintenant nous les comparions à des forêts ? Si l’on y faisait émerger, de lectures singulières, les invisibles forêts qu’elles renferment peut-être, comme des cités, je pense notamment aux villes invisibles d’Italo Calvino ?
D’où ces deux interrogations : y aurait-il des forêts invisibles dans des livres, et, y aurait-il des livres invisibles dans des forêts, ou, plus exactement, des livres seraient-ils des forêts, et vice-versa ?
Un autre chemin serait peut-être de rechercher la trace de cet Arbre du Milieu et du mille-feuilles des possibles lectures, dans le célèbre roman de Kenzaburo Oe, « M/T et l’Histoire des merveilles de la forêt »… A suivre…
Lorenzo Soccavo, chercheur en prospective du livre et de la lecture.